Etranges Etranger.eres ⟡ Camille Picquot

Publié dans l'art même n°89, hiver 2023


Print
 

CAMILLE PICQUOT (°1990, FR ; vit et travaille à Bruxelles) fabrique des images, pour “rendre au monde un petit bout de ce qu’il donne.” Comme l’émetteur·rice de l’étrange lettre au cœur de sa dernière performance1, la photographe croit aux lucioles. Car pour il·elle “dire qu’[elles] ne brillent plus, c’est abdiquer devant la débâcle”. Depuis “le futur du passé”, le·a mystérieux·se auteur·ice songe à l’histoire familière du présent et de ses noirceurs qu’il·elle inspecte avec lucidité. Ces mots, comme les images de Camille, ne bercent personne d’illusion. Derrière l’apparente naïveté de l’espoir qu’il·elle·s soulèvent, c’est l’urgence à se saisir de la déliquescence, environnementale et existentielle, que l’artiste clame pour rendre grâce à quelques résidus de beauté.


“La pensée environnementale peut avoir quelque chose d’intrinsèquement inquiétant, comme si nous voyions quelque chose que nous ne devrions pas voir, comme si nous nous rendions compte que nous sommes pris dans quelque chose.”2 L’“inquiétante étrangeté”, telle que décrite par Timothy Morton, jaillit des photographies de Camille Picquot pour donner à lire autrement des maillages de coexistence, le global par le local. L’artiste photographe et réalisatrice (Le temps cogne, 2016 ; Caog Bang, 2021) revendique la pratique de la fi ction. Pour arriver aux résultats de ses portraits, Camille s’échauffe, comme elle dit, conduite par le hasard dans la rue où elle croise les modèles qu’elle pare d’accessoires et dirige lors des séances de prise de vue. Depuis plusieurs années, l’aspect cinématographique de ses projets souligne l’importance de la mise en scène et de l’écriture — plutôt que l’animation de l’image fixe. Camille ne guette pas le moment décisif. Elle scrute l’insolite dans l’ordinaire dont elle produit des situations incongrues non spectaculaires. La photographie, comme tout langage, est la construction d’un système de signes tournés vers l’autre. Le déchiffrage des indices glanés, comme ceux de l’étrange calligraphie inventée par l’artiste pour la missive citée plus haut, invite à imaginer d’autres histoires et percevoir autrement le quotidien.


Les photos présentées pour sa nouvelle exposition à Eté 78 se distinguent par les contrastes de lumière et les touches de couleurs vives qui les animent. La grammaire visuelle qui s’est imposée à l’artiste depuis plusieurs années traduit une vitalité explosive, et parfois violente, du présent — telle la gueule d’un chien éclaboussée, tous crocs dehors — et la cohabitation de contraires et d’ambiguïtés. À la lecture des titres d’œuvres comme Recueillir, image d’une femme qui crache dans les mains de quelqu’un·e, la tendresse se substitue au dégoût ou à la gêne. Si la photographe dit se sentir à l’étroit dans ses cadrages, c’est une façon pour elle de se confronter à la bizarrerie brutale du monde en faisant naître une intimité. Les plans serrés sur les corps ou les objets forment des espaces de rencontres bien que dans le déroulement de la série blissful asphalt, la présence des sujets reste mystérieuse. Camille Picquot se joue de nos constructions mentales, des souvenirs doux et toxiques, pour interroger les associations d’idées (tel le groupe d’apiculteur·ice·s ayant l’air d’une brigade sanitaire) et des automatismes de la pensée héritée de stéréotypes culturels.


Lorsque l’on ne parvient plus à imaginer l’avenir, “il nous faut traverser les ténèbres” pour grandir et prendre nos responsabilités pour ne pas rester coincer, poursuit Morton dans son essai. Un point de fuite ou une échappée entre les lignes laisse toujours le choix de sortir des images. L’unique composition horizontale de l’exposition crée un singulier appel d’air. Six (ou sept ?) personnages, le dernier assis à gauche, tourné vers le vide, semblent décomposer le saut ou la danse que l’on pourrait croire réalisé par un seul et même corps. Toutes et tous se suivent sans se toucher, leurs regards ne se croisent jamais. Camille pointe le paradoxe d’une inhérente solitude dans le besoin collectif de s’unir et de se mobiliser.


Les différents formats des tirages nous font osciller entre des détails surréalistes, les ombres et les zones fl oues qui troublent la perception des objets représentés dans les cadres principalement urbains. Les reflets éblouissants des rayons du soleil sur les écrans, les plastiques ou dans les yeux de quelqu’un·e fonctionnent comme des signaux. Traductions d’un entêtement à capter la fulgurance du temps, ils disent l’importance de rester attentif·ve à ce qui nous entoure. De là surgit aussi une impression inexplicable de beauté et de magie où le macadam se transmute en or. Mais finalement, n’est-ce pas la lumière, qui s’infiltre de tous côtés et brûle les surfaces, le principal sujet de blissful asphalt ?



1. Camille Picquot était cette année artiste en résidence au WIELS à Bruxelles.


2. Suivant la pensée de l’auteur, le terme d’environnement est à prendre au sens de “ce qui nous entoure”, comme une pensée critique pour comprendre l’existence, et plus précisément de co-existence. Voir Timothy Morton, La pensée écologique, Paris, Zulma, 2019.