Collaborations sous artifice

Texte critique publié dans l'art même n°95, janvier 2024


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Le 19 novembre dernier, nous assistions au symposium Intelligence Artificielle, Humanité et Arts1 organisé par la plateforme GLUON2. Les projets de recherches et de résidences de GLUON telles S+T+ARTS in the City forment des équipes multidisciplinaires qui tendent à remettre en question les rapports entre l’art, la science, la (bio)technologie, en faveur de co-créations pouvant stimuler les innovations et contribuer au progrès de la société dans des domaines comme la santé, l’éducation, l’écologie…


La journée se tenait au WIELS, concrétisant le souhait formulé par le directeur de l’institution, Dirk Snauwaert, lors des préparations de l’exposition On ne voit pas ce qu’on croit de Jeff Geys. La posture critique de ce dernier à l’égard des images et l'existence, à l’époque déjà, de discussions autour de l’IA3 auraient alors incité GLUON à organiser un événement public sur les liens entre arts, technologie et langage. Faute de temps pour la plateforme, le symposium s’est greffé à la programmation d’automne du centre d’art, jouissant de l’exposition de Christopher Kulendran Thomas (Safe Zone, jusqu’au 5 janvier 2025). Un cadre plutôt pertinent pour élargir le propos et recontextualiser les risques et les défis portés par l’Intelligence Artificielle dans le discours postcolonial. L’artiste, qui s’appuie sur sa propre histoire et sur le conflit au Sri Lanka, refuse de fétichiser l’IA, comme l’illustre notamment l’œuvre centrale, Peace Core, qui mélange arbitrairement des sons et des images tirées de la télévision états-unienne et montées par l’algorithme dans une violence quasi hypnotique et impactante, inspirée des premiers montages “corecore” de TikTok.


Le symposium était placé sous les auspices de S+T+ARTS (Science Arts Technology), lancé dans le cadre d’Horizon 20204 à l'initiative de la Commission européenne, un programme faramineux pour la recherche et le développement soutenant les alliances entre artistes, scientifiques, ingénieur·e·s et chercheur·euse·s. S+T+ARTS et GLUON, plus largement associés depuis quelques années, portent en 2024 et 2025 le programme de résidences S+T+ARTS in the City qui s’engage à renforcer l’innovation artistique au niveau local et les technologies centrées sur l’humain. Les quatre artistes sélectionnés dans le
cadre de la résidence pour Bruxelles, l’un des six centres d’opération de S+T+ARTS, sont Roel Heremans, Adrien Lucca, David Claerbout et le collectif Futurefarmers. Leurs collaborations avec des expert·e·s de différentes disciplines contribueraient à “une transition sociale et durable de la Région de Bruxelles-Capitale”. Comment les artistes choisis répondent-ils dans les faits à ce cahier des charges, sans tomber dans des questions de rentabilité voire de polémiques que posent ces collaborations avec le monde entrepreneurial ? En référence aux contributions d’Anthony Masure5, l’on s’interroge sur la façon dont l’IA utilisée par l’artiste peut soutenir davantage l’émancipation du plus grand nombre et de la conscience citoyenne.


Pour répondre aux exigences de la restitution publique de la résidence, le collectif Futurefarmers, accompagné d’Honoré D’o, Inge Braeckman et Tijs Boelens, inaugurait en octobre 2024 une plateforme sculpturale flottante alimentée à l’énergie solaire le long du canal Bruxelles-Charleroi. In the Belly of the City se présentait à la fois comme une œuvre artistique et un moyen d’action qui embarquait des producteur·ice·s agricoles et des artistes pour repenser les systèmes alimentaires. Le 11 décembre, Roel Heremans révélait Resonance of Renewal à l'Institut Jules Bordet, une sculpture qui symbolise les progrès dans la recherche sur le cancer6. David Claerbout délivrait une partie de ses résultats le 19 novembre, tandis que la restitution du travail d’Adrien Lucca aura lieu au printemps, à l’occasion d’une exposition. 


L’usage de IA par les artistes n’est pas nouveau. De John Cage à Lev Manonich et à l’art computationnel de Mario Klingemann, l’IA est une actrice qui, par les coopérations nouées entre artistes et scientifiques, offre de nouvelles perspectives graphiques et expérimentales. Creuser aujourd’hui ces implications à venir d’un point de vue éthique et critique, c’est faire place à un écosystème, à une matérialité trop souvent invisibilisée pour redéfinir aussi le concept d’intelligence. Comment l’artiste qui contribue à le façonner autrement, parvient-il·elle à rattacher l’IA au monde matériel dont elle est issue et à déconstruire l’idéal d’un fonctionnement “continu” en revalorisant plutôt ses aspects dysfonctionnels7?


Parmi les invité·e·s du WIELS, Alex Gomez-Marin, physicien théoricien et neuroscientifique, revenait sur des enjeux similaires et non moins cruciaux de l’IA générative. En menant sa barque comme un show TEDx avec un humour bien utile aux premières heures — dans l’auditorium qualifié de “bunker” en clin d’œil aux entrepôts des start-up de la tech — il invitait à “repenser la super-technologie, le transhumanisme et la post-vérité” à l’ère de l’IA. Ni intelligente ni artificielle, l’IA ne serait rien d’autre qu’une “Innovation Algorithmique”. Reposant sur l’idée que le transhumanisme pourrait améliorer les capacités humaines au-delà des limites biologiques, ce concept qui incarne une vision du monde pose un problème idéologique dans sa quête de contrôle et de perfection ainsi que dans sa foi quasi religieuse dans le progrès technologique.


Copier, contrôler, ajuster l’humain fonde une philosophie techno-optimiste de maîtrise individualiste et profondément anthropocentrique du futur. Le cerveau, dont les études neuroscientifiques ont dressé des similitudes avec l’IA, est un protagoniste de nature permissive, plus que productive. S’appuyant sur les écrits de William James8, Gomez le repositionne tel un prisme qui reçoit et décompose les choses dont il est traversé. C’est aussi l’argument de David Claerbout pour qui le cerveau est une machine prédictive : il ne se contente pas de recevoir passivement des informations, il peut “prédire” selon des
expériences passées et accumulées, et des modèles internes qui ne reproduisent jamais exactement le monde qui l’entoure.


Claerbout, qui crée ses premières vidéos au milieu des années 1990, développe sa pratique dès le début des années 2000 vers la production d’images synthétiques, se situant à l’intersection de la photographie, du cinéma et de l’art numérique. Ses images sous algorithmes traduisent également son intérêt pour les sciences cognitives et du comportement. Claerbout va au-delà des postulats de la résidence S+T+ARTS en investiguant à un niveau plus expérimental les possibilités de collaboration entre l’artiste et l’IA. Dans la continuité de l’un de ses derniers travaux, Backwards Growing Tree (une vidéo de la régression d’un arbre vers son pristin état), exposé à la galerie Greta Meert en 2023, qui prolongeait déjà la démarche engagée dans son œuvre Olympia, l’artiste explore la création d’images virtuelles et de techniques de ralenti accéléré (timelapse), n’ayant de cesse de réaffirmer les questions fondamentales qui animent son travail, liées au temps dans ses étirements et potentiels méditatifs.


Dans son allocution, Claerbout repartait de l’invention de la photographie et de ses poncifs, en convoquant Degas, Cézanne, Monet, Caillebotte, des peintres qui s’étaient emparés de la technologie naissante au XIXe siècle pour développer, comme beaucoup de leurs contemporains, les potentiels de leur art. À l’instar de la photographie qui garantissait alors l’exactitude de l’objet reproduit, les potentiels de l’IA séduisent, sans que toutes et tous n’aient véritablement la capacité d’agir avec, laissant croire à ses possibilités infinies de faire art9. Ces exemples que ravive l’IA exhument de vieux concepts de mécanique
et d’exactitude n’ayant pas tout à fait disparu10. Pour l’artiste, l’IA produit du punctum au sens de Barthes, une signification involontaire qui prend du sens avec le temps. Que faire avec les irruptions dans le régime visuel qu’elle provoque ? C’est entre les notions de “création” et de “production” que Claerbout investigue et œuvre au développement de modèles génératifs pour ses films. Les recherches du psychanalyste et neuroscientifique Ian McGilchrist, en creux de son propos sur les rapprochements de l’IA et du cerveau, rappellent que l’hémisphère gauche de l’organe, rationnel, ressemblerait à un ordinateur
capable d’effectuer des calculs suite à des règles logiques spécifiques, tout en pouvant se concentrer sur des objectifs à accomplir, tandis que l’hémisphère droit, holistique et intuitif, serait davantage lié aux émotions.


Mais l’IA incarne-t-elle seulement cette partie de l’organe dénuée d’expérience sensitive ? The Wood Carver and the Forest, l’un de ses deux projets de résidence exemplifiant cette hypothèse, est le fruit d’un an d’expérimentations pour comprendre les limites et les potentiels de collaboration avec l’IA. Le projet filmique est une métaphore visuelle, incarnée par la figure d’un ermite qui sculpte le bois, d’une recherche de réparation ou de protection contre les troubles contemporains tels que l’autisme ou le déficit de l’attention dans un monde surchargé que l’on essaierait de fuir11. Dans cette quête de rééquilibrage sensoriel et psychologique en lien avec des phénomènes comme l’ASMR et autres théories du bien-être, les images suggèrent plutôt une critique de l’illusion que constituerait la résistance à l’omniprésence de l’industrie symbolisée par la posture de l’homme isolé, concentré sur ses gestes répétitifs de sculpture sur bois, en retrait dans sa cabane forestière. Le travail interpelle sur le mythe de l’être humain fragile, l’être organique qui ne serait pas à la hauteur de la technologie toute puissante. Plus qu’un outil à proprement créatif, l’algorithme est surtout un instrument orthopédique, un soutien à l’inventivité ; l’artiste devient cette technologie qui le traverse et qu’il modifie en retour, en la modelant. L’expérience sensorielle de l’ASMR au cœur du projet donne les moyens à l’artiste, à la fois prescripteur et critique de ces pratiques culturelles, de comprendre les enjeux de l’outil qu’est l’IA. 


Le second projet introduit par Claerbout, Is it a Forest or is it Wood, est un commentaire sur l’industrialisation, généré à partir de 500 images issues de l’histoire de l’art et du paysage d’une forêt rasée puis reconstruite par l’IA en un temps accéléré. Le trouble induit par le titre suggère tant les perceptions variables entre la matière inanimée et organique que l’occultation des dimensions matérielles qui résident derrière l’IA. Les images, aussi séduisantes soient-
elles, ne sont jamais vraiment nouvelles, déplore l’équipe de l’artiste. “Contrairement à ce que peuvent laisser croire les fantasmes de rupture et d’agentivité les entourant, [ces technologies] sont moins concernées par le développement d’une facture singulière que par la reproduction efficace du passé”12. La matière résulte plutôt d’un jeu visuel entre les interventions manuelles de l’artiste et les propositions parfois fortuites de la machine.


Ainsi l’équipe de Claerbout puise-t-elle davantage dans les erreurs et les bugs pour sonder la forme et l’essence même des images obtenues. De là, une autre observation : la révolution du deeplearning a entraîné l’algorithme de façon à générer des espaces visuels continus. L’IA ne fait pas que produire une image par les séries de vues de forêts et leurs combinaisons générées, elle explore aussi des terrains inconnus permettant à l’artiste d’extrapoler. L’œuvre prend forme dans le temps long, l’artiste devient la propre mémoire de l’IA. Le travail dans l’image en mouvement et la production de l’image virtuelle reflète une hybridité qui ne saurait exister sans le rapprochement entre deux acteurs, dépassant l’idée d’une opposition entre l’artiste et la machine — une voie opportune pour prendre enfin de la distance avec l’injonction de l’originalité totale13. Avec l’IA en conseillère artistique, Claerbout démontre un potentiel technique mais surtout politique de l’usage de cette technologie.


Pour S+T+ARTS in the City, Adrien Lucca, qui ne participait pas à cette journée, continue son étude en vue d’une exposition en avril prochain dans les nouveaux espaces des pavillons d’octroi de la galerie LMNO (Bruxelles). L’artiste est reparti des résultats semble-t-il biaisés d’un article de la revue Nature au sujet de la pollution lumineuse des éclairages de ville LED et de leurs impacts sur les animaux nocturnes — comme le papillon grand sphinx. Grâce à l’algorithme, Lucca, qui travaille plus globalement sur la perception de la lumière et des couleurs depuis une quinzaine d’années, a recodé dans un langage informatique les données de l’analyse qui avaient échoué à traduire en langage “humain” les conclusions sur la perception des non-humains. Il en tire des dessins de mini-paysages colorés semblables à des fleurs, des formes abstraites qui reflètent visuellement les effets produits par les LED sur les insectes. Malgré l’intérêt porté aux expériences animales, le sujet reste peu étudié, témoigne Lucca. Si la recherche a déjà le mérite de souligner l’impact de technologies sur les animaux, elle pose des questions taboues si l’on tente d’en mesurer le résultat concret dans la société civile. D’un point de vue industriel, le développement concomitant d’un prototype par l’artiste interroge aussi l’utilisation de matériaux (plastique vs verre) et de normes d’éclairage selon des règles dictées par les humains. Sans compter que l’appareil lumineux d’un autre type pourrait avoir des conséquences sur d’autres espèces.


Les collaborateurs avancent à tâtons, et malgré les retombées parfois balbutiantes des partenariats entre industriels et artistes, celles-ci permettent de visibiliser et d’affiner les contours de ces technologies et de leurs mécanismes, qui nécessitent de meilleures représentations auprès de la société. En espérant que l’artiste ne devienne pas à son tour un protagoniste de l’industrie extractiviste de l’IA. De plus en plus nombreuses sont aujourd’hui les critiques14 sur la création de ces systèmes qui reposent sur l’exploitation considérable des ressources énergétiques et minérales de la planète, sur la main-d’œuvre bon marché et sur les données à grande échelle : une empreinte environnementale encore largement occultée par les désirs — de pouvoir ? — que l’IA suscite auprès des différents acteur·ice·s toujours plus curieux·ses et avides d’en faire fructifier son évolution et sa compréhension.



1. Dans le cadre des journées de FARI Brussels Conferences 2024, AI, a public good ?


2. Voir numéro 89 de l’art même, pour une première introduction de GLUON et l’exposition de Hasseb Ahmed. Ce même numéro consacrait son dossier à l’IA et à son régime visuel.


3. Voir le catalogue raisonné de Jeff Geys à venir. On fait ici référence à une installation de Geys titrée Kunstmatige/Artificiële Intellligentieexposée à la Kunsthalle Lophem (26 mars – 21 mai 1994) et à un cycle de conférences organisées dans ce cadre auquel l’artiste et scientifi que Luc Steels, considéré comme l’un des pionniers en matière de recherche sur l’IA en Europe, aurait participé. En 2021, Steels collabore d’ailleurs avec Luc Tuymans au projet Secrets. L’intelligence artificielle et Luc Tuymans à BOZAR, organisé par BOZAR LAB et GLUON. Pour plus d’informations au sujet du projet présenté à BOZAR, voir https://gluon.be/fr/art-et-recherche/projets/7842/full-interview-on-secrets/


4. Budget de 80 milliards d’euros.
5. La lecture d’Anthony Masure, Design sous artifice : la création au risque du machine learning. Manifeste 5, Head Publishing, 2023 a accompagné l’écriture du présent texte.


6. La sculpture est comme un ruban de Moebius, traversé toutes les deux minutes par une lumière qui représente la vitesse d’évolution et de publication de nouvelles recherches sur le cancer dans le monde,
traitant l’importance des données dans les soins de santé pour renforcer le lien entre les patient·e·s et les avancées médicales.


7. Masure, op. cit., en référence à la psychanalyse.


8. Psychologue et philosophe américain
ayant écrit sur le cerveau et la conscience.


9. Anthony Masure citant Walter Benjamin, op. cit., p. 59.


10. Ibid.


11. Les premiers résultats seront présentés en juin 2025 au château de Gaasbeeck.


12. Masure, op. cit., p. 54.


13. Ibid.


14. On pense notamment aux contributionsde Kate Crawford, Contre-Atlas de l’intelligence artificielle, 2023.