Reliefs ⟡ Armand Morin

Texte d'exposition, Zoo Galerie, Nantes, 16.06-28.08.22


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« Dehors, l’immense ciel bleu de Mars était chaud et immobile comme les profondeurs d’une mer tiède. Le désert martien cuisait au soleil, pareil à une marmite de glaise préhistorique. Des ondes de chaleur s’élevaient en miroitant. Une petite fusée reposait au sommet d’une colline voisine. » 1


Parti.e.s en quête de leur survie, au crépuscule d’une nouvelle ère, les nouveaux.elles habitant.e.s de l’astre semblent tapis dans l’ombre. Iels nous effleurent sans jamais, ou presque, se montrer. Dans les recoins d’une étrange grotte, les capes en plastique rappelant les grandes messes touristiques pendent ici et là, suspendues à l'abandon, comme les traces d’une mue collective. Leur nombre atteste de l’arrivée massive des colons par la première fusée. Cet exil est-il bien réel, est-ce enfin l’avènement du changement ? Iels se sont emparé.e.s sans attendre de cette terre et ont arrangé des abris de fortune avec les débris de leur hybris. À partir des collections de déchets et des morceaux de bâches usées déplacées lors du voyage, iels ont commencé à tisser des tapis et bricolé des lits simulant l’idée du confort et d’un monde à l’image de l’ancien. Iels demeurent confiant.e.s de leur méthode rapide d’adaptation, d’expansion et d’exploitation. Iels espèrent voir jaillir la vie de la terre aride qui couvre les toits de leurs cabanes précaires, exposée aux lumières UV. Au lendemain de leur fuite céleste, iels ont encore l’arrogance de croire à la survie de leur espèce. Dans ce paysage désolé, iels sont guidé.e.s jusqu’aux images du monde inhospitalier qu’iels ont abandonnés après l’avoir épuisé. Le sol gronde, et iels ne peuvent échapper, impuissant.e.s, au constat d’échec qui défile sous leurs yeux. Qu’on se laisse ou non prendre par ces hypothèses, Reliefs n’agit pas moins comme une boîte de pandore. L’espace accumule les stigmates d’histoires et de territoires entre lesquels on s’aventure pour imaginer le futur depuis le présent.


Image de Reliefs, Armand Morin. Courtoisie de l'artiste


Second volet d’un travail entamé avec Les Oiseaux (2019), Reliefs (2022) déroule la genèse d’une fuite et les chapitres d’une déliquescence. L’artificialité du décor qui accompagne la projection du nouveau film d’Armand Morin offre une plongée sous terre, dans la matière et dans des systèmes d’exploitation industriels, agricoles, capitalistes qu’iels ont mis en place. Des serres d’Almeria (Espagne) au site de traitement et de stockage des résidus de la Bauxite à Gardanne (France) (cf. le scandale des boues rouges du parc national des Calanques) en passant par les houillères de la Ruhr (Allemagne), les captations au drone de ces multiples territoires (tous régis par de semblables systèmes idéologiques) se fondent avec de microéléments reproduits par des maquettes en atelier. On perd la mesure de ces environnements reconstitués. La réalité que documentent les images d’origine devient la matière indicielle et le terreau d’un univers fictionnel mêlant le proche et le lointain. Les temporalités et les espaces se superposent pour évoquer des vestiges et les enjeux écologiques de cette recherche.


Les surfaces aqueuses, la densité des forets ou l’aridité des déserts s’abstractisent par les jeux d’échelle et de couleurs parfois surréalistes permises notamment par les techniques numériques. Le rythme s’accélère dans un montage alternant des paysages jonchés de machines, d’infrastructures décadentes ou d’architectures postmodernes fantasques qui dénonce une démesure sans bornes. « Les montagnes de scories [ont été leurs] rampes de lancement ». Quels espaces de coexistence peuvent-iels encore espérer ? Iels laissent des décombres propices à d’autres vies, où se meuvent lentement des êtres, visqueux et étranges. Face à leurs (ir)responsabilités, iels n’ont plus qu’à observer, fasciné.e.s par les régénérations possibles de la terre dont le contrôle leur a échappé. « Tandis que nos tentacules s’étirent dans toutes les directions, notre esprit profite de nouveaux loisirs et contemple ce que nous faisons du monde. » Combien de temps encore jouiront-iels de leur apparent pouvoir sur l’espace et le vivant ?


Image de Reliefs, Armand Morin. Courtoisie de l'artiste

Les propos élégiaques de l’oracle réassignent les images à d’autres fonctions où l’aplomb du nous dresse un portrait cinglant de cette humanité en proie à sa propre fin. Dans la lignée de films dystopiques comme le récent Last and First Men (2020) de Jóhann Jóhannsson tiré du livre de science-fiction éponyme (1930), la musique (composée et interprétée par Will Guthrie), le texte énoncé par une voix off silencieuse et les images de différentes sources sont comme les trois protagonistes du récit doucement cataclysmique. Tandis que la physicalité du son répond à la matérialité de la photographie, les mots scandent une histoire sans fin dont on présume la répétition. Cette voix dont on n’entend jamais le timbre se fait peu à peu fantomatique. La narration se dissout dans le montage pour laisser place à une expérience quasi physique et surplombante des paysages. Armand Morin joue de la force de cet assemblage hybride et puissant pour proposer une immersion totale dans le constat cynique d’une fin annoncée qu’iels ne sauront plus ignorer.



1. Ray Bradburry, Chroniques martiennes, 1950.