Paradoxes ⟡ Léo Luccioni

Publié dans l'art même, n°88, septembre 2022


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Utilisant tour à tour le dessin, la sculpture, la photographie et la gravure dans ses installations, LÉO LUCCIONI (°1994, FR ; vit et travaille à Bruxelles) s’essaie depuis récemment à la peinture. Dans sa pratique, le jeune artiste, résolu à exploiter tous les supports possibles de l’image, questionne les potentiels de transfert, de reproductibilité et d’interchangeabilité de celle-ci. Les environnements souvent pop et composites réalisés à partir d’objets du quotidien pénètrent avec humour les rouages de systèmes de communication et de consommation néolibéraux. Dans l’élan de ses récentes expositions, de Milan (Cassina Projects, 2022) à New York (NADA, 2021), en passant par Anvers (Everyday Gallery, 2020), il recevait, en juin dernier, le Prix du Hainaut 2021.


(c)/courtesy de l'artiste

Le projet du lauréat ne pouvait mieux convenir au contexte de la New SPACE à Liège, ancien garage de la police judiciaire (20 mai–19 juin 2022)1. L’installation renommée Gouverner, selon l’une des maximes peintes en rouge sur les briques du centre d’art, détournait les codes, les symboles et les objets de multinationales ayant en commun la notion de flux et le commerce de l’énergie. Les politiques de pouvoir et les stratégies des publicités trompeuses de Total, Butagaz et Michelin constituaient les sujets d’un ensemble fi celé avec cohérence. Présent dès 2018 dans ses œuvres (Corporate coats of arms, Esso was here, Don’t feed the troll), le thème récurrent des combustibles et de leur exploitation dénote, d’ailleurs, par le traitement critique du greenwashing, de préoccupations plus écologiques qu’il n’y paraît.


Dans l’exposition, un néon fluo attirait l’œil vers les références populaires et industrielles, les ready-mades et les objets fabriqués d’un univers étrange, mais familier. Symbole déchu, aux lignes maladroites et tremblantes, Tatol (2021), anagramme ludique de Total, n’avait plus le dynamisme des bandes colorées de l’ancien logo de la firme française. Entre déliquescence et sacralisation, accroché en hauteur, prêt à être idolâtré, le néon2 fustigeait le design aguicheur des marques de l’énergie. Dans un esprit de détournement proche de celui de François Curlet, père du “conceptuel spaghetti”3, Luccioni transfigurait le lieu en un temple symbolique — par les symboles et les traces de rituels — moquant la religion de la consommation.


Des bonshommes lascifs avachis entre des fûts de bière poussaient l’absurde à son paroxysme. Pour Bibendum Nunc Est, spécialement conçu pour la New SPACE, Léo Luccioni empruntait la figure populaire du Bibendum, la mascotte créée en 1898 par le dessinateur O’Galop pour la manufacture de pneus Michelin. Initialement liée à une publicité refusée par une brasserie, l’histoire de l’emblème reflète les paradoxes d’une entreprise qui prônait la sécurité tout en encourageant l’ivresse au volant (“Michelin boit l’obstacle”, scandait-elle). Le soir du vernissage, l’installation mutait en bar éphémère, prenant en étau les visiteur·euse·s assoiffé·e·s et peut-être un peu ivres, au milieu des œuvres fragiles. Entre les fi gures bri-sées par maladresse et celles volontairement amochées lors de la cuisson du biscuit, le spectacle des résidus des bonshommes blancs interpellait par leur présence presque grotesque.


En rupture avec l’aspect plus léché de ses précédentes expositions, Luccioni s’est davantage saisi du contexte et des hasards de l’activation pour donner corps aux para-doxes que ses œuvres soulignent. Les bombonnes de gaz transformées en instruments de méditation (de faux ready-mades couverts d’une nouvelle couche de peinture de car-rosserie) devenaient à leur tour des objets de divertissement. Les percussions inspirées du hang drum (un phénomène populaire apparu dans les années 2000) étaient disposées en cercle à même le sol et manipulables, dans une mise en scène du greenwashing des entre-prises les plus polluantes. L’idée d’introspection et de profondeur que véhiculait l’œuvre renvoyait aussi aux codes de la publicité et parvenait à imposer la conviction miraculeuse que l’exploitation du gaz serait un acte aussi sain que la méditation.


Avec Gouverner, Luccioni offrait ainsi un avant-goût inédit de la dimension performative de ses installations. À l’automne prochain, dans la Chapelle des Dames Blanches de La Rochelle, son exposition Spiritualium rerum Materialium (4 novembre 2022 – 28 janvier 2023) profitera du cadre sacré du lieu pour présenter l’aboutissement d’une série de pro-jets autour du capitalisme comme religion. Avec le karaoké Egregorien Song, des chants sacrés aux paroles profanes, l’on peut s’attendre à une immersion totale qui ne manquera pas de surprendre par les rôles que chacun·e y endossera.



1. Aux côtés de Léo Luccioni, les artistes retenus pour l’exposition du Prix du Hainaut étaient Ludovic Beillard, Justine Bougerol, Arnaud Eubelen et Mostafa Saifi  Rahmouni.


2. L’œuvre rappelle d’ailleurs un vitrail réalisé par l’artiste à partir du logo de la compagnie pétrolière BP, BP & PB.


3. Marqué par les jeux de détournement, l’autodérision et le langage humoristique, Curlet définit ainsi sa pratique, en référence au Western Spaghetti qui ne pouvait atteindre la noblesse des Westerns américains.