OPUS ⟡ Pauline Pastry

Publié dans l'art même, n°83, janvier 2021


Print
 

Actuellement en résidence au Carrefour des Arts à Bruxelles, la jeune artiste française Pauline Pastry (°1992, Angoulême; vit et travaille entre Paris et Bruxelles) présentait récemment Opus, une installation complétée d’un film qui aurait initialement dû être projeté à l’occasion du Brussels Art Film Festival (BAFF)1. Dans la continuité de son premier film La limite élastique (2017), Pauline Pastry poursuit ses réflexions sur le travail et l’influence des nouvelles technologies sur le corps ouvrier. Son regard s’attache cette fois davantage au geste, à sa traduction et au rapport physique entre l’homme et le robot.


Image de Opus. Vidéo 17’, 2020. Production : l'artiste. ©/Courtesy de l'artiste.

Au cœur d’une carrière abandonnée, parsemée ici et là de machines délabrées et cernée de friches, trois hommes de dos scrutent l’horizon comme méditant sur la mémoire du lieu. Le travail serait-il promis au même destin que cette carrière? Et si tel est le cas, qu’adviendra-t-il de leur condition face la révolution technologique que connait l’industrie ? Le paysage soumis aux aléas des intempéries atteste d’emblée de l’approche humaniste et mémorielle dont procède Opus. Parmi les trois ouvriers que l’artiste met en scène, figure son père, qui l’accompagne depuis plusieurs années dans sa pratique: tour à tour conseiller, assistant technique et performeur, mais surtout témoin de la transformation de son métier, de fondeur vers celui d’opérateur technique. Marquée par les bouleversements du milieu ouvrier dont elle est issue et dont elle revendique les attaches, Pauline Pastry élabore son projet en collaboration avec les protagonistes de cette histoire, dont un ingénieur en robotique, chacun jouant son propre rôle.


Filmés dans cet environnement rocailleux et atemporel, les ouvriers reproduisent, en la mimant, l’exécution des gestes d’un travail quotidien au moyen desquels l’ingénieur programme le robot. Des lignes de code défilent sur l’écran. Les mouvements du robot rendent progressivement compte de la relation d’apprentissage au sein de laquelle la machine se plie aux codes qui lui sont inculqués. Exposées en diptyque, les images présentent alors les mouvements de l’homme associés à ceux du robot, dont la similarité et la connivence presque intime des contorsions viennent à surprendre. D’abord tel un “apprenti” auprès de l’ouvrier dont il reproduit les gestes, le robot s’emballe bientôt jusqu’à atteindre une vitesse que l’homme ne peut plus suivre. Entre admiration et crainte, ces ouvriers impuissants semblent pris au piège de la cadence automatisée par la machine. Leurs dialogues témoignent du sentiment de dépossession de leurs tâches alors même qu’ils imaginent l’utopie d’un monde où le robot sensible à la fatigue bénéficierait d’un “repos syndical” et jouirait de temps de loisir. Rêveries qui laissent poindre l’ironie d’un cercle vicieux où la cadence trop élevée vécue par l’homme justifierait la définition de droits du travail applicables aux machines.


La vidéo se déploie peu à peu autour de chorégraphies librement réalisées par les performeurs amateurs. Au son de la composition de Jules Cassignol créée à partir des images, la maladresse des danseurs jette une lumière touchante sur leur courage face à l’irrémédiable accélération de leurs tâches induites par celles qu’exécutent sans relâche ni faiblesse les robots. L’abstraction de leurs gestes se saisit de toute la liberté qui reste attachée au corps. Le temps et l’espace fusionnent dans une approche chorégraphique faisant songer à celle d’Anne Teresa De Keersmaeker. Derrière un embarras non dissimulé se dessinant sur les visages, s’esquisse aussi le plaisir d’une libération “dans une sorte d’espace-temps qui n’est plus tout à fait celui de la vie pratique.”2 Dans cette dernière partie conçue comme une respiration, les pas libérés des hommes rappelant l’origine primitive et populaire de la danse, battent le sol terreux de la vie ordinaire. Les danses des trois hommes s’écartent de la rigidité des mouvements répétitifs du début. Ensemble, et en dehors de tout rendement, de toute utilité et d’une économie de moyens, ils agissent pour eux-mêmes et libèrent l’expression de leur personnalité. “Il n’y a pas de but extérieur aux actes; il n’y a pas d’objet à saisir, à rejoindre ou à fuir”, évoquait encore Valéry, la danse opère comme l’affirmation d’une autonomie du corps enfin quitte de la dépendance au travail.


Imaginée comme une installation globale, Opus s’accompagne aussi de plusieurs sculptures, réalisées au moyen de bleus de travail fixés par la résine sur des machines obsolètes. Utilisée dans les usines pour réparer les pièces défectueuses, la résine pétrifie en position d’abandon ces habits cristallisant l’essence d’un corps professionnel. Ainsi figées, les combinaisons d’ouvriers évoquent tant le délaissement du corps et le risque de la perte de soi que la volonté d’immortaliser la condition de ces hommes dans le travail. Plus féministe et documentaire, le prochain projet de Pauline Pastry s’attachera à la figure de sa grand-mère ouvrière et à son engagement de gréviste dans les années 1980. Outre l’objet machine dont elle se sert pour approcher les évolutions contemporaines du travail industriel, c’est à l’être et à ses combats que, d’une œuvre à l’autre, l’artiste rend honneur.




1. Suite aux mesures prises par le gouvernement pour lutter contre la pandémie de Covid-19, le festival, qui devait se tenir du 12 au 15 novembre dernier, a dû être annulé. L’édition est reportée dans son intégralité à 2021.


2. Paul Valéry, Philosophie de la danse (1936), Allia, Paris, 2016.