Ondulations ⟡ Carlotta Bailly-Borg & Tarek Lakhrissi

Publié dans l'art même, n°85, septembre 2021


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Nichée dans un nouvel écrin de verre et d’acier derrière la gare Saint-Lazare, la Fondation Ricard fait peau neuve. Le bâtiment désormais doté d’un auditorium et d’un large espace d’accueil-librairie ne cache pas ses ambitions. Cette année, l’édition du Prix Fondation Pernod Ricard s’enrichit aussi d’un programme de “compagnonnage” en complément de l’habituelle exposition de septembre. Différents moments de rencontres, des cartes blanches in situ et une plateforme audio hébergée sur Radio *Duuu ont ponctué les derniers mois du projet conduit par la commissaire Lilou Vidal. Bonaventure (Trafiquer les Mondes) réunit neuf artistes1 dont les pratiques mises en dialogue développent des récits de résistance et d’espoir face à l’incertitude ambiante. Parmi ces artistes, CARLOTTA BAILLY-BORG(°1984) et TAREK LAKHRISSI(°1992), qui vivent à Bruxelles, ont accepté de nous rencontrer pour retracer les étapes de cette aventure, démarrée il y a maintenant plus d’un an. 


“Alors on voit des personnages un peu, euh, monstrueux — monstrueux parce qu’yels sont grands — mais yels ont l’air assez sympathiques.”2, articule timidement Harald Thys au début de Mars et Europe, l’un des six feuilletons de la carte blanche de Carlotta Bailly-Borg3. Diffusée sur Radio Bonaventure à partir du mois de juin 2021, puis présentée dans une version papier et illustrée dans l’exposition, Liaisons est une série de conversations générées par Margaux Schwarz grâce à son don médiumnique. Elle tisse des réseaux de métaphores, de visions et de rencontres entre des personnages issus de mondes imaginaires ou réels : une paysanne, Susan Sontag, des créatures anthropomorphes, etc. Le portrait chinois de l’artiste laisse apparaître des mondes fluides, fertiles et syncrétiques où se rencontrent des êtres hybrides et non genrés tels que Mars et Europe. Ces personnages ont rejoint en 2019 (pour Poésie Prolétaire à la Fondation Ricard) la grande communauté de figures peintes, dessinées ou sculptées, souvent grotesques, de Carlotta Bailly-Borg. Une liberté inconditionnelle meut les courbes sinueuses de ses entités. Elles se mêlent, se confondent et vagabondent d’un médium à l’autre, des toiles à la céramique4, suggérant ainsi le poten-tiel de chaque contenant à devenir une surface d’expression. L’artiste réaffirme ainsi l’idée évoquée par Ursula K. Le Guin dans La théorie de la fiction-panier (The Carrier-Bag Theory of Fiction, 1986) : à l’origine de toute chose, le contenant est le véritable outil de l’évolution de l’Humanité. Au contraire de l’arme pointue et dominatrice imposée par la masculinité pour chasser, le récipient rassemble, diffuse et nourrit avec bienveillance. Bien qu’elles paraissent parfois assujetties à leur surface, par exemple coincées entre des plaques de verre et les coins d’une toile, les figures créées par l’artiste épousent cette vision du monde en prenant la forme de leurs enveloppes.


Pour l’exposition du Prix, Carlotta Bailly-Borg affranchit ses figures de toute contrainte. Sur l’une des cimaises, les silhouettes esquissées à l’encre de Chine s’agitent en diagonale comme une foule en partance. La percée vitrée vers les quais de la gare Saint-Lazare que l’on voit en arrière-fond renforce l’idée de flux. Les êtres jaillissent, sautent, défilent comme dans une chronophotographie qui morcelle le temps et le mouvement. Ils échappent au cadre. L’artiste déjoue l’architecture des lieux et fait des murs de différentes tailles les toiles de fond de ses peintures. Plus loin, une figure-frise au motif proche de Near an Ear, A Nearer Ear, A Nearly Eerie Ear (acrylique, crayon et encre sur toile, 2019) serpente en trompe-l’œil. Ce corps de papier de soie plié vient rencontrer un autre être renversé sur lui-même gravé par sablage sur une porte de verre. L’artiste adopte une nouvelle technique où elle vient gratter la matière et en trouble la transparence. Fascinée par les palimpsestes et par ce qui se désagrège, elle confère au matériau un aspect fantomatique que ne rendait pas encore la peinture sous verre (comme dans les œuvres de Liquid Company présentées au Palais de Tokyo en 2019). Carlotta Bailly-Borg, qui puise son inspiration dans la mythologie, les manus-crits médiévaux ou encore l’iconographie persane, associe les contraires et les sources hétérogènes pour composer d’autres réalités. La porte-œuvre s’ouvre comme la page d’un livre qui se tourne vers l’aventure et les hasards de l’inconnu.


Si l’on ne parvient pas à trancher entre l’impression de chute ou d’envol des entités qu’elle crée, leur dialogue renvoie à des mouvements intérieurs, à la recherche d’un équilibre et au refus de la sujétion. “Il y a d’une certaine manière, une sensation, comme si elle refusait la question de la subordination du haut vers le bas”, transcrit Margaux Schwarz lors d’une séance d’entretien faisant ainsi le lien entre Susan Sontag et l’artiste. La rencontre avec l’autrice américaine déroule un récit en cours de construction et antihiérarchique. La présence de Sontag rappelle aussi l’importance du langage5 dans l’œuvre de Carlotta Bailly-Borg. Tout comme Tarek Lakhrissi, elle prend la langue à bras-le-corps pour façonner de nouvelles communautés et des images dépourvues de stéréotypes.


Tarek Lakhrissi, Out of the Blue, video still, 2019. HD Singe channel video. 00:13:01. Courtesy of the artist and VITRINE


Pour la playlist Bonaventure, Tarek Lakhrissi propose une dizaine de titres assemblés comme les morceaux d’un puzzle. D’Unearth Med’Oklou à Onizuka de PNL, en passant par There is a light that never goes outde The Smiths, ils évoquent des souvenirs d’adolescence, la période du confinement ou la mélancolie du temps présent. Le mélange des genres et la diversité des styles proclament l’influence de la musique au cœur des com-positions visuelles de l’artiste. Depuis sa première présentation en 2017, Tarek Lakhrissi développe une méthode émancipatrice qui questionne les normes genrées, les minorités et les espaces intermédiaires6. Les œuvres présentées à la Fondation reflètent différentes étapes de l’élaboration de son univers où s’entremêlent textes, films, performances et techniques sculpturales.


La plus récente des trois pièces, exposée pour la première fois l’an dernier au WIELS dans Risquons-Tout, s’intitule Sick Sad World. La sculpture, conçue en période d'isolement, représente un lit en fausse roche aux draps roses et bleus. Elle contient une réflexion sur le rôle de la chambre comme espace de repli, de survie et de construction de soi. Cette zone, au même titre que celle du club et de la nuit, récurrente dans ses œuvres, est un lieu de transformation et de transition. Endroit sacré du sommeil et porte d’accès vers le rêve, c’est aussi l’interstice où se forge l’identité intime. Satinée, féerique et gothique, la plateforme sculptée fusionne plusieurs influences de cette culture visuelle. Elle accueille et renforce la marginalité, en référence notamment à celle de Daria, l’anti-héroïne de la série télévisuelle redécouverte l’an dernier. Lors de la performance qui active la sculpture, un danseur androgyne (Joshua Serafin) ondule autour et sur ce lit jusqu’à en donner le vertige. Résultat d’une collaboration musicale, performative et sculpturale, Sick Sad Worldest certainement l’une des pièces les plus totales de Tarek Lakhrissi. Le corps en mue et marginalisé accède alors à une liberté qui ouvre à des mondes fictionnels de négociation entre soi et les autres.


Pour l’artiste-poète formé en littérature, le langage est au cœur de la création. Bon nombre de ses pièces débutent par des textes, les siens ou ceux d’auteurs qu’il admire. Ses références sont Jean Genet, José Estaban Muñoz, ou Monique Wittig. Unfinished Sentence est un véritable hommage à Guérrillères (1969), livre au sein duquel l’autrice lesbienne questionne les hiérarchies du genre et du monde. La pièce développée pour une exposition au CRAC Alsace avait été augmentée pour Anticorps au Palais de Tokyo (2020). Plus intime, la première version sélectionnée pour le Prix Fondation Pernod Ricard invite à une communion sensorielle et totale avec l’alphabet de signes flottants dessiné par une trentaine de lances en métal suspendues. Assez proches du sol, elles frôlent le visiteur et s’animent au gré des rayons du soleil traversant des filtres mauves. Les lances, en forme de queues de salamandre — amphibien nocturne pouvant régénérer les parties blessées de son organisme —, deviennent un symbole de vitalité. L’atmosphère atemporelle qui émane de l’installation ne rend pas moins tangible une menace sourde et oppressante. Ce sentiment est renforcé par la lenteur de l’accompagnement sonore généré à partir des bandes originales remixées des séries Xena la guerrière et Buffy contre les vampires. Par l’ensemble de ses dispositifs, Tarek Lakhrissi affermit plus encore sa lutte contre l’hétéronormativité.


Si l’artiste n’en est pas à son premier essai lorsqu’il tourne le film Out of the Blue (2019), la réalisation en équipe fait de cette production une autre clef de son parcours. Véritable manifeste sur les horizons queer, sa première pièce de science-fiction met en scène le renversement des “Pères” par une attaque d’extraterrestres. Seul un groupe de personnes issues des minorités a survécu, dont l’un d’entre eux — désigné comme l’élu — vient annon-cer le renouveau. Le clin d’œil à David Lynch assoit le film dans une étrangeté métaphorique et dans une dimension politique, où est dénoncée non pas le rêve américain mais les cauchemars du grand remplacement et des menaces racistes.


Les pratiques de Carlotta Bailly-Borg et Tarek Lakhrissi identifient des zones de désir qu’ils habitent et renforcent. Elles se jouent du langage et la pseudo-stabilité des choses. En réponse aux préoccupations politiques de leur/notre génération, les métamorphoses et les révoltes qu’ils révèlent sont porteuses d’un optimisme parfois cynique mais lucide. Les entités hybrides, amphibiennes, reptiliennes qu’ils génèrent poétiquement nous mettent face à nos responsabilités. “Amère est la vérité. Il va falloir s’y faire”, clame l’élu lors de son intronisation, dans Out of the Blue.



1. Meris Angioletti, Carlotta Bailly-Borg, Minia Biabiany, Gina Folly, Renaud Jerez, Boris Kurdi, Tarek Lakhrissi, Ghita Skali et Adrien Vescovi.


2. Citation tirée de la transcription écrite d’Aline Carpentier pour l’édition de Liaisons.


3. Une collaboration avec l’artiste Margaux Schwarz.


4. On songe par exemple aux visages-pots de la série des Mammals présentés dans l’exposition C H A M B R E S à Island 2019.


5. “Tout ce qu’elle [Susan Sontag] écrit est sur le dehors et ce qu’elle écrit c’est sa propre confrontation au monde. Elle le prend à bras-le-corps à travers le langage qui est une des données les plus essentielles de Susan Sontag. Il n’y a pas d’image sans langage, parce que l’image vaut déjà comme un langage.” Corinne Rondeau, dans la série radio Avoir Raison avec Susan Sontag, France Culture, 20.08.2020.


6. Ces espaces renvoient à la notion de seuil théorisée notamment par José Esteban Muñoz auquel l’artiste se réfère fréquemment. Voir les ouvrages Queers of Color and the Performance of Politics ; Cruising Utopia.The Then and There of Queer Futurity.