Nés des caprices ⟡ Mehdi Gorbuz

Publié dans l'art même, n°86, janvier 2022


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Lauréat du Prix du Hainaut des Arts Plastiques 2021, MEHDI GORBUZ (°1997, La Louvière) développe une pratique où s’entrecroisent l’installation sculpturale et la vidéo. D’abord formé en sculpture à l’ENSAV-La Cambre à Bruxelles, le jeune artiste a rejoint en septembre les Beaux-Arts de Paris. Il continue de modeler, auprès d’Angelica Mesiti et de Julien Creuzet, des environnements mixtes et poétiques influencés par son propre métissage kurde et italien. Son œuvre, que traversent des questions géopolitiques et sociales, explore des problématiques liées aux héritages culturels, au statut des minorités et aux fantasmes liés à l’ailleurs tels que construits par l’Occident.


Film still, courtesy Mehdi Gorbuz

Film still, courtesy Mehdi Gorbuz


À l’automne dernier (26.10-14.11.21), l’exposition collective du Prix du Hainaut présentait, aux Abattoirs de Mons, deux pièces de Mehdi Gorbuz dans un dialogue cohérent capable d’embrasser les enjeux de son œuvre. Entre les ombres projetées d’un corps en mouvement et celles de palmiers agités par la tempête dans la vidéo expérimentale Noli Me Tangere (déjà exposée en 2021 au MAC’s), se distinguaient les silhouettes d’objets- souvenirs exotiques — des lampes à huile et une pile d’assiettes décoratives — aux côtés de bacs à sable. Ces sculptures et ready-mades composent en partie Why are we going so fast ?, installation agencée ici en une version simplifiée, comparée à celle présentée à Eleven Steens (Bruxelles). Elle est un paysage mental conçu en “rhizome”1, qui figure et questionne les impacts du tourisme de masse. Dans l’environnement moite et désolé que dessinent de larges coquilles-épaves en béton, le corps d’une femme sur un bateau à la dérive apparaît, sur un écran à même le sol, tel un mirage. Extraite d’une pellicule found footage, la Vénus années 80 en bikini déjoue l’idée de pureté botticellienne à laquelle sa posture nous renverrait. Riante et naïve sur un fond de mer et un ciel bleu azur, elle incarne quelque chose du désir collectif projeté sur le bassin méditerrannéen, aux antipodes des enjeux et des drames qui s’y jouent. Le recours au cliché presque caricatural, issu d’une époque encore proche, invite à penser la représentation de nos propres fantasmes et de leur transmission. En s’attachant à cette image d’archive, Gorbuz pointe la persistance de tels modèles dans l’inconscient collectif. La superposition des corps et des résidus de consommation touristique produit un malaise au regard des processus d’appropriation culturelle, territoriale et physique qui caractérisent cette zone du globe. En référence à Teresa de Laurentis2, selon laquelle le cinéma permet de s’adresser véritablement aux fantasmes des spectateurs et à leur subjectivité profonde, Gorbuz se saisit du potentiel de l’image pour aborder l’exotisation et penser les ambivalences et contradictions de ces projections persistantes.


Les images amateurs mêlées à celles créées par l’artiste, toujours brutes, vacillantes et sans postproduction, expriment un désir de s’extraire des normes de la perfection. Le style de Gorbuz transgresse les catégories du beau et revendique une esthétique du mélange et de la différence au nom de la marginalité. À l’instar de Phases (2019) où il tourne sur lui-même, caméra en main, le corps en performance entraîne l’autre, le spectateur, dans un hors-champ, une dimension onirique, enivrante et libératrice. Dans ses œuvres, la photographie parfois abstraite échappe au contrôle de la technique et invite au lâcher-prise. Gorbuz laisse pénétrer l’erreur et le hasard dans ses vidéos dont les projections de mouvements fugaces lui permettent, par les variations de lumière, de sculpter l’environnement de l’exposition. D’autres images se modèlent ainsi par les jeux d’apparition plutôt que par le récit du montage. Il s’en sert comme d’un dispositif pour embrasser l’espace “dans ses points les plus troubles”3 et générer d’autres points de vue.


Moins narrative que l’installation vidéo Pieds nus dans les chardons (2020), Noli Me Tangere partage avec celle-ci une même fragilité charnelle. Le cadrage serré donne à voir des détails de bustes quasi sculpturaux que l’on ne saurait toucher, comme le suggère le titre en référence à l’épisode biblique de Marie-Madeleine. Le film se déroule comme un songe, enchaînant les plans sur un torse et un coucher de soleil, avant de glisser dans la nuit au son d’un poème de Ginsberg. La tempête écartée, le silence revenu, demeure un sentiment de vulnérabilité. Et pourtant, les dissonances, les écarts et les chevauchements de l’œuvre marquée par l’identité queer laissent croire à de nouveaux horizons. Gorbuz nous convie à pénétrer au sein d’espaces mixtes et oniriques tels qu’évoqués par le théoricien José Estaban Muñoz, pour surmonter et questionner les tabous et les non-dits sur les héritages et les communautés. La pensée queer et métissée de l’art développée par Muñoz soutient la possibilité d’un avenir hybride et ouvert qui ne peut s’accomplir qu’au-delà de l’instant présent et de l’inertie de l’histoire. Ainsi, “la queerness [qui] consiste essentiellement à rejeter un ici et maintenant pour souligner la puissance ou la possibilité concrète d’un autre monde”4 déploie-t-elle des possibilités de transformation au sein des systèmes d’images élaborés par l’artiste.



1. Les mots de l’artiste, entretien novembre 2021.


2. Voir Teresa de Laurentis, Théories queer et cultures populaires, de Foucault à Cronenberg, Paris, La Dispute, 2007.


3. Les mots de l’artiste, entretien novembre 2021.


4. José Esteban Muñoz, Cruiser l’utopie, l’après et ailleurs de l’advenir queer, Paris, Brook, 2021, p. 19.