La liberté de ne pas faire ⟡ Alexandre Lavet
Publié dans "Quelle liberté pour l'artiste", Facettes, 7, novembre 2021
Le texte qui suit s’immisce dans la pratique de l’artiste français
Alexandre Lavet (né en 1988 en France ; vit et travaille à Bruxelles).
Son ambition est, au-delà de l’exégèse et des formes traditionnelles de
l’entretien, du mimétisme du discours direct et de l’analyse
distanciée, de s’infiltrer dans les paradoxes de la liberté et la
subjectivité de l’artiste. Depuis ses débuts en école d’art, Alexandre
Lavet veille avec soin à se dégager de toutes contraintes, une posture –
un statement dont il a fait un mode de vie et une méthode de travail
indissociables. À la fois maître et tributaire de cette condition,
comment parvient-il à allier quête de liberté, reconnaissance et survie
économique ? Pourquoi la « liberté » dont il/l’artiste jouit est
paradoxalement contraignante ? En quoi cette position est-elle
singulière mais reflète, aussi, les difficultés contradictoires d’une
plus large génération ? Volontairement en retrait des réseaux de
communication et de production, Alexandre Lavet développe une immunité
et cultive un minimalisme de la forme encourageant l’indépendance – la
sienne d’une part (à l’égard d’un mode de production) et celle du
regardeur de l’autre (à l’égard de la forme produite).
Peanuts, 2018 – Graphite et crayon de couleur sur papier plié (Clairefontaine 60g), 24 × 17 cm. Crédit photo Alexandre Lavet
Un besoin profond de dire et de produire le travaille au corps. Souvent tiré du sommeil par ses pensées, il gratte des notes sur les pages encore vierges des carnets qu’il accumule au pied du lit – le départ de l'œuvre De Grandes Idées (2018). En référence au livre de Ken Kesey1, le titre des calepins fac-similés en plâtre teint est un hommage à la liberté de faire ou de ne pas faire, à la possibilité de réaliser ou non ces collections de réflexions. Il ne croit pas à la liberté artistique comme seule nécessité intérieure de créer. Elle est certes un sentiment qui le prend aux tripes et l’agrippe mais elle se façonne et ne saurait s’épanouir sans les moyens ou les limites d’un cadre décidé par l’artiste. Depuis toujours, il s’octroie le droit de refuser les invitations qu’il juge inadéquates, il prend soin d’éviter les expositions complaisantes et l’entre-soi. Si le projet lui semble bancal, il préfère attendre d’autres occasions plutôt que d’avoir le sentiment d’entretenir une reconnaissance personnelle ou de choyer ses finances. Il songe souvent à When Attitudes Become Form2, une exposition sans précédent, l’exemple parfait d’une réunion d’artistes qu’il admire et dont les pratiques ont ébranlé un système sans pour autant renier leurs convictions.
En 2015, après avoir acquis une de ses œuvres lors d’une exposition à Paris, la jeune galerie hollandaise Dürst Britt & Mayhew lui propose son soutien, ses œuvres voyagent rapide-ment au cours d’expositions sans qu’il y ait vraiment aspiré. De Marseille à La Haye, en passant par Lisbonne, un réseau se tisse. À moins de trente ans, des acquisitions (au sein de collections qui l’entourent de ses maîtres, Allan McCollum, Niel Toroni, On Kawara, Joseph Kosuth, entre autres) et une première exposition individuelle au CAC Passerelle lui offrent une reconnaissance remportée à force de minutie, de discrétion et d’une intransigeance dans la pratique. L’opportunité avec le centre d’art de Brest à la suite d’une sélection involontaire pour la bourse d’aide à la création de Clermont Communauté – structure In Extenso – le conforte dans ses choix : produire sans renoncement, être patient et ne jamais faillir aux courbettes mondaines et à la facilité représentative des réseaux sociaux. Il se préserve avec pudeur et nourrit au minimum les algorithmes, les followers et l’image de la vacuité. S’il résiste tant bien que mal à l’Instagramisation du monde, de l’art et de l’artiste, il ne cache pas son usage de l’application comme un outil de contrôle pour sa représentation. Il au-rait même voulu en faire un projet artistique dit-il – bien qu’il s’interroge sur le but de la forme qui en aurait découlé. Il agit selon ses envies sans perdre du temps à faire ce qu’il ne veut pas ou trouve futile, là où d’autres artistes pensent cela comme nécessaire. La liberté est aussi une question d’authenticité. On ne peut parler que de ce que l’on vit. Les seuils sont plus difficiles à franchir mais il juge leurs passages plus honnêtes, vertueux et qualitatifs. Il ne fléchit pas aux injonctions des dossiers de résidence.
D’ailleurs il n’y répond pas ou plus. Il évite l’accumulation de candidatures et les nuits blanches à deadlines : jamais épargné par une certaine angoisse, il entretient pourtant une forme de non-agir et continue à biffer les idées avec nonchalance. Il vogue dans un état de latence où il choisit ou non de les réaliser selon leur pertinence dans l’instant présent. La ligne est claire et ses choix sans concession. Cette veille chrono-phage est pétrie de dilemmes toujours plus nombreux et dont il sent une menace constante, lui, tiraillé entre l’envie de reconnaissance et la liberté à maintenir le cap avec sincérité, candeur et honneur. Les tâches non-créatives de l’artiste manageur n’ont pas de place dans son écosystème. Si être artiste professionnel correspond à ce modèle, alors il ne l’est pas. Il se résigne à ne pas gagner d’argent avec l’art, si c’est au prix de l’espace qu’il lui reste pour produire. Comme beaucoup d’autres, il gagne sa croûte par diverses activités de graphisme ou de montage d’exposition. Il salue la capacité de ceux qui parviennent à échafauder les systèmes de la professionnalisation mais croit en la nécessité de penser d’abord à ce qu’il est plutôt qu’à ce qu’il représente.
Pour sa première exposition aux États-Unis (New York, Swiss Institute 2015), Niele Toroni a 78 ans. L’organisation de l’exposition semble désuète : Toroni n’a ni Internet, ni portable, il n’est joignable que sur son téléphone fixe ou par courrier. Les artistes BMPT appartiennent certes à une autre génération mais l’évolution de Buren témoigne au contraire de l’importance des choix personnels pour rester fidèle à ses convictions. Alexandre Lavet sa-lue bien plus la pratique d’un artiste comme Toroni, un emblème de droiture qui selon lui moque la gloire personnelle. Toroni n’a jamais dérogé à ses règles là où Buren a pu flirter avec l’entertainment. Alexandre Lavet admire cette génération qui a été épargnée par les travers cyniques d’Internet, la séduction des réseaux sociaux et l’ultra-disponibilité. Malgré ses pièges, Internet est pour lui une source intarissable d’idées, d’images et une porte sur le monde dont il ne pourrait se passer. Il vogue sur la toile des heures durant pour assouvir sa curiosité, apprendre des techniques et croiser ses sources. Son esprit n’a la limite que de sa fatigue physique. Il sait emmagasiner l’information avec la rigueur d’une machine que l’on programme. Alors qu’il n’a jamais touché à un logiciel de modélisation 3D, c’est en quelques nuits à peine qu’il apprend et conçoit virtuellement la scénographie du projet I would prefer not to (2017).
Fasciné par des idées progressistes comme celles d’Aaron Swartz (pour une accessibilité gratuite de la connaissance et de la culture à toute l’humanité), son œuvre contourne par-fois les questions de droits d’auteur, les codes et l’infinité d’images qui circulent sans arrêt. Il ne se les approprie pas mais en détourne leurs usages et les manipule. Les fausses Date Paintings inspirées d’On Kawara3 sont l’une des preuves de ce détour : JAN.28,1989 (2016) en est même une plaisanterie. L’œuvre est un clin d’œil à sa propre vie, comme souvent dans son travail, et à l’amoureuse de l’époque qui, née à cette date, visitera l’exposition. Exposée en Hollande en 2016, la toile semble comme abandonnée dans le stockage, emballée dans un simple papier bulle et laissée au sol : une image inhabituelle pour celle qu’on attendrait d’une œuvre si précieuse d’On Kawara. FEB.16,1971 (2017) est une autre déclinaison de ce geste mais découle cette fois d’une commande de la part d’un collectionneur en possession de la peinture originale. Ici Alexandre Lavet crée un déjà-vu plutôt qu’une copie, une connivence plutôt qu’une appropriation de l’original. Il rappelle l’essence même d’un entêtement conceptuel dont il se revendique en créant une rencontre incongrue entre une œuvre, sa perception et le regardeur.
Dans son économie au jour le jour, l’espace de création se mêle sans distinction avec le lieu de vie, de repos et d’échange. Il rêve d’espaces entièrement modulables et mobiles comme un anti-cadre. Après l’école d’art, il rejoint des amis à De La Charge4, l’art et la vie y fusionnent. Bruxelles l’entraîne alors dans un nouveau voyage. Les cannettes de Jupiler récupérées et peintes de All The Good Time We Spent Together(2016) sont les souvenirs touchants de ces instants faits de discussions intarissables, d’expériences et de rencontres fertiles. De-puis toujours, les matériaux pauvres de ses œuvres lui apportent l’indépendance nécessaire au mode de vie et de production qu’il chérit. Au sol, au mur ou entre leurs interstices, il dispose en discrétion des simulacres d’objets – plutôt que des readymades – dont la facilité l’ennuie. Les sculptures, les peintures, les dessins, les actes sont des simulations ou des copies de formes rencontrées dans les espaces habités comme celui de l’exposition. Les simulacres lui offrent un double potentiel et un espace de jeu avec le visiteur. Il prend plaisir à élaborer des émotions. L’accomplissement de sa nécessité exulte dans la rencontre avec l’autre et dans l’échange que produit la forme ou le geste minutieusement glissé dans le réel. Les dispositifs auxquels il a recours invite à une réflexion sur des choses cachées dont seules l’errance et l’observation conduisent à leur compréhension. Le visiteur doit changer de perception. C’est un appel aux sens, à une libération et une responsabilisation du regard, une résistance contre la consommation touristique de l’exposition et des circulations toutes tracées. Déjà, aux beaux-arts de Clermont-Ferrand, l’idée se matérialisait avec peu et rapidement, quelque chose qu’il saisit encore dans l’art conceptuel dont il tire ses principes. Pourquoi dépenser autant d’argent en toile et peinture alors que l’essence d’une idée peut prendre forme sur un bout de feuille et avec un stylo ? Ses matériaux sont simples et leurs usages évoquent les conceptions japonaises du beau, de l’harmonie et de l’équilibre. Légères et fragiles, les Nap Study (2018-) sont une série d’œuvres démarrée en 2018 et modelée en forme d’oreillers marqués par les têtes s’y étant enfoncés, endormis ou reposés. Elles sont façonnées en papier japonais selon la technique du Washi ; elles évoquent le temps et l’art du repos comme un moment de méditation à rebours de la vitesse, à contretemps de l’escalade qui donne le tournis. Où sont ceux qui analysent encore et ralentissent pour vivre pleinement leur pratique ? Décriant le rythme incessant d’un continuum d’évènements, les mascarades l’oppressent. Quelles relations avec le monde et aux autres résistent encore à ces mécanismes ? Le vide donne le vertige tout comme le manque de l’attention aux choses simples dont trop souffrent. De cette absence ne résulte qu’une perte de temps, un manque criant d’apaisement et de tranquillité : il vocifère contre le syndrome de la norme glorifiant la production au dé-triment de la qualité et de l’humilité. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »5 se remémore-t-il souvent.
Quand apparaissent Les Oubliés (2011-), c’est entre autre pour poétiser un ras-le-bol de la surabondance. Ces objets éveillent à des petits détails de la vie et embellissent l’écosystème de l’exposition. C’est une manière personnelle de vivre et de regarder, une simplicité, un point c’est tout. Les dessins de la série Les Choses (2015-) (tickets de caisse, sacs de produits alimentaires, etc.) s’inscrivent dans le même ordre d’idée, ils reproduisent des traces d’activités quotidiennes, attirent le regard sur les gestes ténus de l’existence, de la consommation et de l’économie de l’artiste. Ces objets sont tellement courants qu’ils appartiennent à tous. La réalité banale et nue des grands espaces l’a aussi toujours bercé et fasciné. La série des Vides (2011) en est bien le souvenir. Glanés sur Internet et débarrassés de leurs œuvres par une action numérique, leur apparente simplicité s’animent de détails qui révèlent l’ADN architectural des espaces d’exposition. C’est d’ailleurs cette même impression d’absence qui habite ses propres présentations et enveloppe tout entière les corps en recherche du détail : le visiteur est sa préoccupation centrale. Rien n’est laissé pour compte, chaque geste est calculé, au centimètre près pour le guider sans y paraître. Il touche chaque sens par de petites variations de la banalité. Il varie la nuance d’un néon au milieu des autres, révèle la surface qu’aurait laissé un cadre au mur, peint un faux masking tape entre deux cimaises. « Pour nous, cette clarté-là sur un mur, ou plutôt cette pénombre, vaut tous les ornements du monde et sa vue ne nous lasse jamais. »6 Il fait avec ce que lui offre l’environnement (quotidien et muséal) pour en extraire ses plus belles normalités. En se réappropriant le réel et sa trivialité, il rend plus accessible et sensible les choses banales et communes de la vie, les formes singulières qu’on ne voit plus mais dont les propriétés rappellent une histoire des formes, le temps qui passe et un état de conscience sur le monde. Ses œuvres parlent d’une (omni)présence, comme aussi Inemuri (2018). Entre l’original et la copie, le tabouret en plâtre teint confond le modèle iconique d’Alvar Aalto et celui populaire d’IKEA. Rompu à l’usage, l’objet produit formalise une conscientisation du regard et toute la libération que le geste procure à celui qui le regarde.
À la manière de Duchamp dont l’art serait de vivre, Alexandre Lavet est un activiste discret de la lenteur et non un travailleur de l’art. Il cherche à résister à la récupération mercantile, au surplus consumériste et la marchandisation de l’image de l’artiste. Les gestes simples de sa vie et de ses œuvres contribuent à la poésie du banal et nourrissent une autonomie patiemment acquise. La radicalité singulière de la posture à laquelle j’ai tenté de donner corps fait preuve d’une quête patiente mais concrète défiant l’abstraction et les paradoxes que représente la liberté artistique. Cette condition fragile mais viable atteste, je le crois, d’une persévérance à habiter coûte que coûte la beauté qui demeure dans le quotidien.
1. Et quelques fois j’ai comme une grande idée est un roman américain de Ken Kesey (1964), une œuvre magistrale de 800 pages éditée en français dans la collection des Grands Animaux, Toussaint Louverture. Le livre a trôné des nuits – des années – durant sur la table de nuit de l’artiste comme un objet rassurant dont il commença maintes fois la lecture
2. Présentée en 1969 à la Kunsthalle Bern, l’exposition du commissaire Harald Szeemann marque un tournant dans la pratique curatoriale et la reconnaissance d’artistes émergents des années 1960 issus du Land Art, de l’Arte Povera, Post-minimalisme, etc. et de pratiques valorisant le concept plutôt que la forme finale de l’œuvre
3. Les Date Paintings sont une série de peinture de l’artiste conceptuel On Kawara débutée en 1966 et réalisée quotidiennement – ou presque –
jusqu’à sa mort
4. De La Charge était un artist-run space bruxellois, installé Rue Théodore Verhaegen à Bruxelles qui opéra entre 2012 et 2015
5. Blaise Pascal, Pensées, 1669
6. Junichirô Tanizaki, Eloge de l’ombre, Éditions Verdier, 2011