La colère de Ludd ⟡ BPS22
Publié dans Revue 02, n°95, janvier 2021
Conçue comme une relecture libre de La Colère de Ludd1, l’exposition éponyme présentée au BPS22 dresse un panorama de positionnements artistiques face à l’aliénation contemporaine. La reprise du luddisme, heureusement loin des considérations technophobes dont ont pu être taxés les (néo)luddites, est un prétexte au rassemblement hétéroclite et un tant soit peu trop foisonnant d’œuvres d’artistes – des femmes dans la grande majorité – acquises ces cinq dernières années par le musée. Au-delà des différentes formes de dépossessions – sexuelle, de soi, du langage etc. – qui chapitrent l’exposition et sous-tendent l’actualité toujours vive des enjeux de cette lutte ouvrière, que nous dit la construction mythique d’un corps collectif en résistance dans les circonstances actuelles ? Derrière la flagrante absence d’une figure fédératrice réelle ou imaginaire telle que celle du général Ludd, comment façonne-t-on le récit d’une insurrection ? Peut-on croire en une (des) libération(s) ?
La Colère s’ouvre sur une composition imposante de Jacques Charlier, rappelant les clichés exotiques du colonialisme, et une paire de grands rideaux colorés de Ulla Von Brandenburg. Les deux œuvres forment un passage théâtralisé vers la grande salle et figurent une mise en scène dont semble dépendre la construction du récit dans lequel on pénètre. Ainsi campé, le cadre dévoile plusieurs corps, dont celui aux poings rougeoyants et prêts à combattre de Miriam Cahn. La figure pâle flotte comme un mirage sur un fond de couleur vive dont se dégage la chaleur d’une expérience physique. On présuppose le résultat d’une colère contre soi-même ou un autre, qui laisse transparaître la question de l’altérité, un sujet central dans l’exposition, aussi présent dans la tapisserie exposée non loin de Charlotte Baudry. Avec cette œuvre, l’artiste déjoue les illusions permises habituellement par la peinture, tandis que le titre, Réfractaires, s’attaque à l’idée de vulnérabilité induite par la représentation des corps en chute représentés sur la tapisserie. Comme escortées par d’étranges créatures dont la présence un peu fortuite dérange – un lapin vert peint de Camila Oliveira Fairclough et l’hydre sculpturale, mi-chien, mi-bourreau de Naufus Ramírez-Figueroa –, les deux jeunes filles de Baudry vacillent en apesanteur. De la précarité face à soi et au monde se dégage une éminente difficulté de faire corps. A l’écart du feu d’artifice de couleurs du hall principal, la plongée dans la première vidéo de la photographe Laura Henno offre à voir un documentaire nocturne dont la simplicité transcende le drame des problématiques migratoires. Dans le regard de l’enfant passeur se lisent l’appréhension mais aussi le courage de tenir la barre de l’embarcation, bravant la division administrative de l’archipel des Comores. Les visages se dessinent en clair-obscur à la lumière d’une torche, et les corps secoués rappellent les incertitudes de ces êtres dont la résistance démarre dans l’ombre. Tel un contre-champ à ces prises de risque, la palette gravée de Marcos Ávila Forero illustre des combats armés d’hommes colombiens, rappelant aussi les responsabilités individuelles en jeu dans ces engagements.
Dans Tourisme international, Marie Voignier supprime les voix de la vidéo tournée lors de sa visite en Corée du Nord. Les sons des flashs et des talons qui claquent reflètent l’apparatus d’un système sans âme, l’aphasie collective et minutieusement chorégraphiée d’un peuple dépossédé. En proie aux systèmes d’exploitation de toutes sortes et à la dictature, l’insurrection passe par une nécessaire infiltration de la technologie. Dans le travail d’Emmanuel Van Der Auwera, qui détourne la technique d’impression offset sur aluminium pour en extraire des représentations médiatisées de la foule, l’image des corps se confond en une seule et même masse sur laquelle pèse l’œil omniprésent de la surveillance. Le constat d’impuissance face à la machine s’accompagne d’un sentiment de dissolution d’identité face auquel seule l’appartenance à une communauté soutenue par une pluralité de voix et d’histoires semble encore résister. Remontant le fil des origines orientales des Fables, Katia Kameli met en lumière les possibilités d’une compréhension décloisonnée du monde au travers d’une extension des sources et des origines. Un dernier espace rappelant davantage le contexte historique du Hainaut, dans lequel BPS22 est installé, s’ouvre derrière l’imposant rideau de Latifa Echakhch. Le haut-fourneau représenté sur la toile désarticulée renvoie à une modernité effondrée qui n’a pas réussi à tenir ses promesses2. D’une histoire à l’autre, l’industrialisation contre laquelle se sont révoltés les luddites rappelle les premiers galops du progrès. Sans frontière, c’est celle-la même qui fit de Charleroi un fleuron de la sidérurgie, avant qu’elle ne se retrouve marquée aujourd’hui par l’abandon – comme l’évoque, en contrepoint, le bloc de Teresa Margolles.
À la recherche de la « dépossession positive » que semblait promettre l’exposition, c’est finalement auprès du Maxidodo de Florence Doléac & Maximum que s’ouvre l’échappée. Le design du grand lit rouge aux draps verts, réalisé avec des barrières Vauban, transgresse les codes de sa fonction initiale et détourne avec humour le genre de l’objet. Encadré, non loin, par le dessin surréaliste de Priscilla Beccari et la frise de personnages enfantins d’Anne-Marie Schneider, qui défilent comme un générique de fin composé d’images absurdes, le Maxidodo offre un ultime refuge dans l’imagination contre l’accélération contemporaine.
1. Le livre La Colère de Ludd (2012) du théoricien de
l’anarchisme Julius Van Daal raconte le récit du mouvement luddite,
provoqué par la révolte des ouvriers du textile anglais au début du XIXe
siècle, contre l’industrialisation de leur travail et l’emprise de la
machine sur leurs biens et leurs droits. De cette révolte menée par le
général Ludd naît donc le « luddisme ».
2. Hartmut Rosa. Aliénation et accélération, Éditions La Découverte, Paris, 2012. P.108