Il n'est plus bel hommage ⟡ Maxime-Jean Baptiste

Review publié dans l'art même n°97, septembre 2025


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“Il n’est plus bel hommage
À tout ce passé
À la fois simple
Et composé
Que la tendresse
L’in nie tendresse
Qui entend lui survivre”.


Léon-Gontran Damas1


Kouté Vwa(“écouter les voix” en créole guyanais) est le premier long métrage de l’artiste MAXIME JEAN-BAPTISTE, connu en Belgique pour son oeuvre vidéo et performative. Déjà primé lors de sa tournée en festivals2, le film projeté en salle en juillet 2025 confirme les promesses d’une recherche cinématographique et biographique engagée. Sans occulter sa charge critique, il se teinte d’un optimisme tendre, jusqu’alors encore discret dans l’œuvre de l’artiste.


Né en France dans le contexte de la diaspora guyanaise, Maxime Jean-Baptiste (°1993, vit entre Bruxelles et Paris) appréhende depuis ses premiers projets l’histoire (post)coloniale et l’identité de la Guyane par le montage de fragments d’archives historiques et personnelles. Son dernier opus Kouté Vwa, qui revient sur l’assassinat tragique de son cousin Lucas Diomar en 2012, emprunte cette fois le chemin de la fiction, et donne le ton à un récit moins introspectif que dans ses précédents travaux comme Nou Voix (2018) ou Moûne Ô (2022). Le recours aux archives — ici celles d’une marche blanche — et l’esthétique qui, chez l’artiste, lui est associée, marquée par une certaine pulsation des images, texturées, ralenties, sont relégués en préambule, au profit d’une photographie plus lisse et colorée travaillée avec Arthur Lauters.


Le film, qui s’empare d’un événement largement médiatisé, entre en résonance avec les tensions et violences endémiques du territoire. Pourtant, loin de toute stratégie mimétique et de fétichisation de la matière politico-historique, le dispositif de représentation évite l’écueil de l’analyse causale. À la manière de Chantal Akerman dans Sud, le scénario n’est pas l’autopsie d’un meurtre. Il esquisse l’horizon d’un paysage fragmenté qui laisse surgir le passé dans le présent, ici incarné par Melrick, un adolescent en séjour estival chez sa grand-mère Nicole (la mère de Lucas). Ses rencontres font émerger des récits multiples, tissés non de faits mais d’impressions, de sentiments et de vie, et composent le portrait collectif d’un quartier de Cayenne où nul·le ne détient la vérité absolue. Lors d’un trajet en voiture, Melrick et Nicole évoquent les responsables du meurtre. Dans cette scène touchante, l’idée de vengeance s’effondre. En lieu et place du vide laissé par la mort, les
corps et leurs dialogues dessinent une résistance commune, fondée sur la résilience et le soutien mutuel.


Les souvenirs, non exclusivement douloureux liés à la Guyane, contés par des personnages comme Yannick à travers des sensations physiques d’avant le drame permettent des glissements d’ordre onirique et expérimental dans l’image. Proche de l’hallucination, l’image, moins captive, offre un soulagement au réel. Dans Kouté Vwa, la fiction devient un refuge, elle donne “une consistance à une infrastructure, à une architecture qui conditionne et fait advenir un certain mode d’apparence”3. Les personnages incarnant leur propre réalité et, tenus à distance de la charge émotionnelle du deuil, reflètent la distance du réalisateur qui ajuste sa méthode de travail et érige un rempart face à sa propre subjectivité. Développée dans un premier temps avec sa sœur Audrey sous la forme d’entretiens documentaires, l’écriture s’est affi née lors du tournage à Mont-Lucas, nourrie par l’interprétation de l’acteur principal et de la complicité d’Olivier Marboeuf, son producteur. Au plus près des protagonistes souvent captés en plans serrés, Maxime Jean-Baptiste s’installe par procuration dans la peau de Melrick pour traiter une histoire personnelle et mettre en perspective la condition privilégiée depuis laquelle il inspecte habituellement la Guyane. Les personnages d’enfants — Melrick et ceux qui l’entourent — alimentent la remise en question de l’ordre établi en incarnant l’altérité et en ouvrant la voie à un récit (politique) marginal, en rupture avec les discours dominants
portés par les figures d’autorité. Ce déplacement du regard ouvre un espace polyphonique de points de vue, où la multiplication des subjectivités engage dans la complexité de la réalité. Le film, à la frontière des genres, entretient, comme le souligne Erika Balsom dans des réflexions autour d’Éric Baudelaire et le tournant du documentaire emprunté par l’art contemporain, “la mise à distance de la réalité objective, [permettant] de retrouver la vérité et non d’en éliminer la possibilité”4.


Traversé par l’oralité — une ambition affi chée dès le titre —, Kouté Vwa fait place aux morts. Les questions spectrales des phases préparatoires du projet5 révèlent que les absences, renforcées par les plans aveugles scandant les séquences en guise de respiration, hantent toujours le réel. Ces liens entre vivants et ancêtres, entre présent et tradition, résonnent d’autant plus à travers la place faite à la musique. En suivant Melrick dans l’apprentissage du tambour — celui que jouait son cousin —, le fi lm s’imprègne des vibrations de la percussion et, peut-être, de tout ce qui ne peut être étouffé. La musique célèbre un langage sans mots, une ultime survivance ; les tambours deviennent portevoix des disparu·e·s, des identités noires longtemps réprimées par la domination. Kouté Vwa se révèle comme un espace d’émancipation, un hommage vibrant à une culture qui résiste à la mort.



1. DAMAS L.-G., Pigments * Névralgies, Paris, Présence Africaine, coll. “Poésie”, 2005, p. 153.


2. 77e Festival de Locarno, Prix spécial du jury et mention spéciale des First Feature Awards.


3. RANCIÈRE J., Le travail des images, Conversations avec Andrea Soto Caldéron, Paris, Les presses du réel, 2019.


4. BALSOM E., Éric Baudelaire. Faire Avec, Films et exposition 2011-2022, Paraguay, 2022.


5 Voir Entre le Néant et l’In ni, je me mis à pleurer, la performance présentée au Kunstenfestival des Arts en 2022.