Histoire(s) de rôle(s) ⟡ Margaux Schwarz

Publié dans l'art même, n°80, janvier 2020


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Call, créée et dirigée par l’artiste Margaux Schwarz (°1986, Paris ; vit et travaille à Bruxelles) est une expérience performative, un renversement de l’exposition en dehors de son cadre et de sa temporalité, traitant de relations transactionnelles1. La pièce se déroule en temps réel et principalement dans la rue, face au spectateur installé, quant à lui, derrière la vitrine de l’espace d’exposition Alma Sarif. Call, c’est l’histoire d’Alice (interprétée par Marjolein Guldentops), une jeune femme dans la trentaine qui attend que le mystérieux G.2, avec qui elle vient de passer la nuit, lui ramène ses clefs. Alice est l’assistante de Maddie, mais aussicam girl à ses heures. Elle jongle par téléphone entre différents interlocuteurs, rencontre un étranger, avant son rendez-vous caméra avec John (tous deux interprétés par André Chapatte). L’attente devant sa porte donne lieu à des instants de vie et au déploiement en creux de relations liées au travail et à l’intime. Pour la première fois, et avec finesse, Margaux Schwarz dirige une fiction à l’intérieur de laquelle elle s’immisce subtilement, donnant corps aux réflexions développées dans le cadre de sa résidence au WIELS.


Call,  une performance de Margaux Schwarz à Alma Sarif, 16 novembre 2019, Bruxelles. © / courtesy Margaux Schwarz. Photo : Fabrice Schneider.


Margaux Schwarz: En songeant à notre rencontre, m’est revenu à l’esprit l’entretien entre Richard Maxwell et John Kesley pour BOMB, où Kelsey apprit par cœur une partie de The Frame3. Maxwell va ensuite le diriger, pour approcher de «l’intérieur» le sens du travail, faire exister une situation, par l’oralité, sans jamais la décrire. 


Antoinette Jattiot :Je réfléchissais aussi à l’éventualité d’un contrechamp pour parler de ta pratique. Peut-être pourrions-nous d’abord commencer par la façon dont tu as abordé ce temps de résidence, et revenir sur la pièce que tu viens de finaliser.


MS: Call implique plusieurs jeunes gens, toujours sollicités et dans un flux continu d’informations, dont l’écran qui les véhicule — ici celui du téléphone — les déconnecte en permanence d’eux-mêmes et du monde. La pièce s’inscrit dans la continuité de mes recherches sur la flexibilité dans le travail et des relations dites transactionnelles. Je suis soulagée d’avoir proposé ce projet plus modeste que celui à l’origine de la résidence — qui incluait un plus grand nombre de personnages aux profils extrêmement codifiés (un avocat, un politique, un médecin)4. Ces projets s’attachent tous deux à la façon dont ces positions dites de « travail» permettent d’aider les autres alors même que ces vocations au soutien sont, infine, autant de moyens d’exister soi-même. Je crois que les principes de métier, de tâche et «d’être utile» nous font tenir debout. Ce projet-ci, en revanche, traite plus spécifiquement de la notion de «travail émotionnel», c’est-à-dire de «la mise à profit des sentiments à des fins marchandes dans notre société où prédominent les emplois de services.»5


AJ: Les personnages m’apparaissent comme des archétypes, ils se définissent tous l’un par l’autre. Je relisais aussi récemment Dans la solitude des champs de coton de Koltès, où le dealer est le client et inversement. L’indistinction de leurs rôles ouvre un second niveau, reflétant «la manière commerciale d’envisager les rapports humains {qui} paraît le plus proche de la réalité»6. Cette conception est aussi, selon moi, indissociable d’une notion de désir — «Je ne suis pas là pour donner du plaisir mais pour combler l’abîme du désir, obliger le désir à avoir un nom», dit le dealer7—à la base d’un échange, tout comme c’est le cas dans ta pratique. Tu interagis avec des personnes qui nourrissent ton univers et alimentent cette fiction à la frontière avec le réel. Comment ressens-tu ce rapport et quel est l’importance du désir et de ces relations dans ton travail?


MS : Je pense que j’ai toujours travaillé ainsi. Ces questions rejoignent l’idée d’une forme de translation, c’est-à-dire une notion de transport, «l’action par laquelle l’on fait passer quelque chose d’un lieu (ou une identité) à un autre». La plupart de mes scénarios ou de mes vidéos se déroulent la nuit, et témoignent de cette volonté de donner forme à un glissement de personnalité, de manière plus douce mais aussi peut-être plus inquiétante, à travers l’obscurité, un temps dilaté. Alice est une figure ambiguë, elle cristallise à elle seule un ensemble de modes de langage et de rôles s’opposant à la multiplicité des personnages masculins, marqués par une forme d’indéfini8.


AJ : À la manière de Koltès, les exemples tirés de la vie concrète permettent d’inventer l’histoire...9 Malgré la dissolution identitaire, Alice trouve le moyen d’exister à travers la représentation. Je me pose aussi la question de l’empathie à son égard, un sentiment qui fait aussi partie de ton rôle. Ici, au contraire, ces formes désincarnées et archétypales ne te permettent-elles pas de la mettre à distance ?


MS : L’empathie devient plutôt mécanique, et générée à travers les différents rôles d’Alice. Lorsqu’elle sert d’ersatz de petite amie lors du Skype final, elle simule l’empathie via le script qui lui est demandé de jouer. Dans la partie où l’étranger est «spiritual coach», l’aide délivrée à la personne est soumise à rétribution. Ce rôle témoigne d’une certaine misère émotionnelle contemporaine — générée par une hyper connectivité qui veut que l’on préfère se confier à un inconnu, qui garantirait une forme d’anonymat, plutôt qu’à un proche. La question est toujours de savoir comment parler à quelqu’un — quitte à utiliser la fiction — par un chemin détourné, entre la sphère intime et publique.


AM : À travers les méthodes que tu emploies avec les acteurs, les voix sont souvent découplées de leurs corps, comme si elles n’étaient pas vraiment les leurs. Ce procédé introduit beaucoup d’étrangeté, tandis que la voix acquiert sa propre corporéité.


MS : Durant toute la performance, je suis au téléphone avec les acteurs comme une souffleuse au théâtre, afin de leur donner des indications scéniques mais aussi pour leur dicter certaines parties du texte. Munis de leurs téléphones, ils peuvent prendre connaissance du script, comme s’ils lisaient un sms, et à d’autres moments — par exemple pour le passage essentiel du monologue du «Stranger»—, André répète une version pré-enregistrée de ma voix lisant le texte. Il y a finalement très peu de passages appris par cœur. Ces différents procédés, combinés à l’utilisation de micros HF permettant la retransmission des voix derrière la vitre aident les acteurs à appréhender physiquement la dimension fantomatique des personnages qui deviennent des doublures (au sens cinématographique du terme). C’est précisément via ces méthodes de jeu artificielles que cet aspect du «travail émotionnel» me semble le mieux se manifester.


AJ : Quand Alice double la voix de l’étranger, elle semble sortir d’elle-même : elle s’approprie la voix d’un autre, comme si elle essayait de trouver quelqu’un à qui parler. Lors de la performance, tu te positionnes également dans la pièce, en retrait des spectateurs, mais en situation de contrôle total. La communion de parole à laquelle se mêle pendant quelques secondes ta voix et celle d’Henry Anderson (son), amène l’ensemble du groupe à une plainte collective, dans laquelle espaces intérieur et extérieur fusionnent — abolissant par la même occasion la séparation physique imposée par la vitrine.


MS : Ce moment représente selon moi une préfiguration de la dernière partie où Alice parle à son client, et répète des phrases mécaniquement, comme si elle était actrice — alors qu’a priori l’on se situe plutôt dans le répertoire de l’eros. D’ailleurs, dans cette dernière partie, elle se fait appeler Maddie, comme sa boss et l’on comprend qu’elle porte le «blue silk tuxedo» qui ne lui appartient pas. L’énergie de ce prénom semble d’ailleurs lui convenir car elle paraît bien plus autoritaire !


AJ : À travers ces moments de répétition, la personne n’existe plus vraiment en tant qu’individu, mais devient «porte-parole».


MS : C’est aussi le rôle que j’incarne dans ma profession de médium. Tout cela rejoint l’idée du langage, ou celle de savoir «choisir le bon mot». A propos de direction d’acteur, et du rôle du langage, te souviens-tu du dialogue entre Anna Karina et Brice Parain dans Vivre Sa Vie de Godard ? Karina commence par : «Pourquoi faut-il toujours parler ? Moi je pense qu’on devrait plus souvent se taire, vivre en silence». Et le philosophe de lui répondre : «On ne peut pas vivre sans parler. Pour penser, il faut parler.»


AJ : Le sujet du film n’est d’ailleurs justement pas la prostitution, mais bien une ouverture sensible vers d’autres réflexions philosophiques, par exemple le langage, dont les hésitations sont essentielles pour la pensée. Je pense aussi à la fonction phatique des expressions de tes personnages qui ponctuent souvent leurs répliques avec «Well», «I Know» etc.


MS : Au début, ils n’ont de cesse de répéter : «That’s not what I meant», comme s’ils n’arrivaient pas à se faire comprendre. Ensuite la recherche du «mot juste» se précise, à plusieurs reprises, les personnages s’approprient un extrait de Your Song d’Elton John: «Anyway, the thing is, what I really mean».


AJ : Ils tournent en rond, comme par peur de ne jamais être exacts. Chez Godard, Parain, revenant sur la réflexion de Karina qui compare l’acte de parler au risque de mentir, souligne que les mensonges sont un des moyens de la recherche, dans la nécessité de parler pour penser. À ce titre, Call serait un anti-jugement sur la «bonne parole», ou le «bon rôle» que l’on se donne à travers le langage.


MS : Call est une réflexion sur ce qu’est «appeler»: dans la manière de se nommer soi, de définir un objet, mais aussi de communiquer.



1. La notion de relations transactionnelles rend compte d’un rapport marchand et de sa simplification par la relation entre deux individus.


2. Tandis qu’Alice rappelle l’héroïne de Carroll, l’attente de G. nous évoque celle de Godot, et la pièce éponyme de Beckett.


3. « Richard Maxwell by John Kelsey », BOMB, 1er octobre 2008. https://bombmagazine.org/articles/richard-maxwell/. The Frame avait été produite deux ans auparavant à Bonn en Allemagne.


4. L’exposition de fin de résidence de Margaux Schwarz se tiendra au WIELS courant 2020.


5. Arlie Russell Hochschild, Le prix des sentiments Au cœur du travail émotionnel (1983), Paris, La Découverte, 2017.


6. Bernard-Marie Koltès, Une part de ma vie. Entretiens (1983-1989), Les éditions de minuit, 2010.


7. Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, Les éditions de minuit, 1986, p. 29.


8. Notons par exemple que John, en anglais “John Doe” est une expression qui désigne une personne non identifiée, “Monsieur Untel”.


9. Koltès, 2010, p.22.