Generation Brussels *

Publié dans l'art même, n°82, septembre 2020


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Pour sa troisième édition, l’exposition de groupe «Generation Brussels» organisée dans le cadre du Brussels Gallery Weekend réitère son engagement envers les jeunes artistes de la scène bruxelloise évoluant en dehors du circuit commercial des galeries. Désireuse de garantir coûte que coûte la faisabilité de son évènement, l’équipe de l’exposition renonce cette année aux cimaises du bâtiment Vanderborght et propose, eu égard aux conditions sanitaires actuelles,un parcours urbain «en vitrines». L’exposition rassemble douze artistes dont les travaux seront visibles depuis la rue, par tous et gratuitement. Alors que la disponibilité de l’ensemble des vitrines d’accueil est encore en cours de confirmation, Evelyn Simons, la commissaire de l’édition 2020, nous livre ses questionnements, et commente ses choix pour nous aider à comprendre ce qui fédère et symbolise les pratiques de ces jeunes artistes de ladite génération.


mountaincutters, Anatomie d’un corps absent, Creux De l’Enfer, Thiers. Exposition d’été 2019. ©/courtesy des artistes


Antoinette Jattiot : L’on ne peut s’empêcher de penser aux innombrables «générations» dont les plus récentes «collapsonautes», «anthropocènes» ou «Z» marquent un besoin de catégorisation et d’unification sous la forme de qualificatifs (souvent marketing) soulignant la spécificité ontologique / sociologique d’un groupe à une époque donnée. De quelles caractéristiques parle-t-on avec «Generation Brussels»? Que cherche à définir ce titre ?


Evelyn Simons : Les acteurs de cette génération se situent tous à un tournant dans leur parcours. Nos discussions ont révélé que beaucoup d’entre eux éprouvaient des difficultés à se positionner en tant qu’artiste dans le contexte bruxellois, un épicentre européen et décisionnel dont beaucoup se sentent exclus. La référence à Maurice Maeterlinck1 qui sous-tend l’exposition, m’a permis de rassembler les pratiques disparates de cette «bulle» d’individualités face aux problèmes mondiaux actuels, d’appréhender le sentiment qu’ils éprouvent de vivre dans un monde protégé et pourtant paralysé, et les façons dont ils essayent de s’y positionner. Je me suis demandée pourquoi ces artistes et les acteurs de la culture bruxelloise qui ne sont pas forcément liés à des rituels extra-occidentaux (par exemple le chamanisme) se tournaient vers ce type de réflexions. Que cherche-t-on avec ce retour à la nature, les relations avec le non-humain ? Est-ce quelque chose d’artificiel pour nous réconforter ou une forme ironique ? Est-ce l’expression d’un espoir ou d’un désir de reconnexion? À ces réflexions s’ajoutent celles sur la ville dans laquelle l’on déambule comme dans un jardin, avec ses surprises et ses recoins, à la recherche de sens.


AJ : Du mouvement «fin de siècle» associé à Maeterlinck découle l’opposition entre deux aspects de la ville comme paysage mental de liberté et comme cadre d’enfermement où l’onerre. Mais outre l’ennui, c’est aussi un senti-ment de décadence et d’échec (de l’utopie) que convoque cette référence.


ES : La résonance avec notre époque est claire. Je repense par exemple au contexte de la préparation de l’exposition en novembre dernier, impacté par les annonces de réductions budgétaires pour la culture en Flandres. Pourtant, malgré les inquiétudes se faisant jour face aux incertitudes à venir, les artistes ne cessent d’exprimer le besoin de continuer, et c’est précisément ce que je trouve intéressant aujourd’hui. Sans oublier bien entendu le contexte hyper privilégié dont on parle ici, à l’écart de la censure dont l’art est victime dans certains pays par exemple...


AJ : Comment le travail des artistes sélectionnés fait-il montre de cette volonté?


ES: Ces artistes fraient des voies vers depossibles refuges. Dans son travail, Elise Peroi a recours au textile et à la dramaturgie, et produitde grands formats sur lesquels elle tisse des jardins, et des sortes de paysages idylliques qui rap-pellent les hétérotopies de Foucault. Ces espaces concrets permettent d’accueillir l’imaginaire2, le jardin offre une alternative à la vie quotidienne comme lieu de repos et de repli, bien que toujours ancré dans le réel. Je pense aussi au duo Mountaincutters dont je suis le travail depuis longtemps, et qui réalise des environnements conjuguant l’urbain et la nature. Leurs installations constituées d’éléments structurels en acier semblables à des prothèses permettent une connexion du corps au monde qui nous entoure.


AJ : Alors que ces œuvres semblent impliquer une certaine relation physique, la vitrine que tu proposes dorénavant comme cadre à l’exposition impose une distanciation et renvoie à notre position de consommateur (avec toutes ses envies et ses frustrations) dans l’espace public,et de regardeur face à l’œuvre.


ES: On est tellement habitué à passer devant des vitrines qu’on ne les regarde plus, ni consciemment ni d’un œil critique. L’exposition invite à un changement d’expérience, défiant aussi les attentes préconçues du connaisseur qui pénètre dans un white cube. Les artistes choisis représentent une possibilité de réenchantement de la vie quotidienne, leurs travaux jouent tant avec l’imagination qu’avec des images familières et cherchent à stimuler l’esprit du passant dans la rue. Ce contexte est presque ironique quand l’on pense à ce qu’ont produit le confinement et la paralysie de la consommation, c’est-à-dire un nouveau rapport à l’environnement urbain, et une attitude plus alerte envers les choses et les autres.


AJ: J’ai l’impression que les reconfigurations que nous mettons en place dans un climat «de contrainte» étaient déjà là en puissance. C’est un peu comme si le fait d’être au pied du mur nous permettait enfin de prendre des mesures radicales, d’adopter des propositions plus sensibles auxquelles, finalement, notre génération semblait déjà prête. Serait-ce l’un des enjeux de cette génération que de développer d’autres moyens de monstration et provoquer d’autres expériences ?


ES: Pour certains, oui. Par exemple Naomi Gilon qui travaille à partir de motifs de la monstruosité et de la féérie mais s’inspire aussi de la culture du tuning, préfère montrer son art en dehors du cadre institutionnel. J’observe une forme persistante de résistance contre l’idée élitiste de l’art.


AJ: Je pense aussi que ces artistes parviennent à générer des subterfuges pour contrer une forme d’hégémonie économique et institutionnelle du milieu de l’art. C’est peut-être là l’une des caractéristiques de Bruxelles, car finalement cet intérêt renouvelé pour la nature et les rapports entre humains et non-humains relève d’une tendance plus globale. En revanche, la scène locale se démarque grâce à des lieux qui continuent de se métamorphoser ainsi qu’aux espaces accessibles qui permettent de produire et développer des expositions à rebours d’une certaine forme d’élitisme.


ES: En effet, je sens aussi que c’est assez facile d’entreprendre des projets ici en tant que jeune curateur. J’ai moi aussi envie que ces possibilités nous permettent une reconnexion avec le monde et d’arriver à ce que le public se sente à l’aise avec ce qu’il voit, qu’il puisse à terme se passer des explications d’un cartel. J’ai le sentiment que les amateurs d’art contemporain, en dehors des professionnels ne font pas (ou plus) confiance à ce qu’il leur est donné à voir. Les étapes du modernisme, de l’art minimal ont été marquantes dans ce sens pour l’histoire de l’art, mais malgré leur volonté de voir se démocratiser la réception de l’art, la plupart des gens semblent toujours se sentir mis à dis-tance, voire exclus de ces formes.


AJ: Penses-tu finalement que ces artistes cherchent implicitement à favoriser un rétablissement de la confiance ou que notre génération aspire à renouer avec l’espace public et le collectif ?


ES : Je pense, oui. Mountaincutters, par exemple, envisage une performance avec des enfants. C’est le cas aussi de Bert Jacobs qui fait souvent des happenings où l’on ne devine pas forcément que c’est un artiste qui tire les ficelles. Ses performances et les objets qu’il distribue (comme il l’a fait avec les cartes de tarots ou les briquets) permettent le début d’une conversation, et de nouvelles connexions avec les gens qui viennent à la rencontre de son travail.


AJ: Je repense à d’autres générations, telles que celle des conceptuels belges qui bénéficia du support de collectionneurs importants pour leur visibilité et leur survie3. De quel soutien jouit encore la nôtre ? Et dans le contexte économique actuel, comment parvient-on à maintenir l’équilibre entre une indépendance de création et la nécessité de subvenir à ses besoins? C’est une réelle crainte, intensifiée par la crise.


ES: Beaucoup d’entre eux, encore très jeunes, sont dans des situations précaires, et cumulent les jobs alimentaires pour s’en sortir. D’où l’importance de propositions comme celle-ci qui permettent une visibilité auprès d’un public de collectionneurs susceptibles de pouvoir apporter leur soutien dans le futur. Les formes colorées des céramiques d’Héloïse Rival, les architectures abstraites d’Hélène Meyer, les représentations de corps de Carlotta Bailly-Borg sont peut-être des exemples de tactiques esthétiques permettant de s’écarter temporairement du contexte oppressant et de tendre vers un univers d’intuitions et de fantasmes.


AJ: Les exemples dressent un portrait assez bigarré, et un champ de pratiques très vaste. La couleur et les formes psychédéliques de certaines de ces propositions contiennent aussi une certaine forme de rêverie, du possible et de l’espoir.


ES : Oui et je pense que l’on doit aussi pouvoir l’affirmer sans craindre d’être naïf. C’est une sorte d’échappatoire. La variété de ces propositions reflète l’idée d’une atmosphère mêlant différents caractères, une liberté de langage et des histoires de rencontres plutôt que l’affirmation d’une stricte cohérence visuelle.


AJ : L’exposition inclut un certain nombre de peintres. Je remarque que l’usage de ce médium est assez courant chez les artistes que nous côtoyons, alors même qu’il renvoie à des modèles de productions plus traditionnelles. Je m’interroge sur la popularité encore vive de cette pratique.


ES: C’est vrai, et celle-ci s’accompagne toujours d’une grande assiduité et de beaucoup de soin dans sa réalisation. Parmi les peintres, je pense notamment à Simon Demeuter dont les natures mortes sont conçues comme des portraits d’amis où les représentations de visages sont les motifs répétitifs d’un jeu pictural minutieux. Je trouve que la peinture fait toujours autorité et permet un point de vue particulier sur les objets du quotidien.


AJ: Le rapport au corps et sa fusion avec l’environnement sont aussi deux choses frappantes chez les artistes que tu as réunis. À la recherche d’un entre-deux dans cette bulle, l’alternative résiderait-elle dans le retour sur soi?


ES : Les créatures fluides, androgynes, fusionnant avec la forêt comme en un espace sécurisé pour exprimer leur sensualité, à l’instar de ceux visibles dans les dessins de Tom Hallet, convoquent à un retour vers l’intime. C’est, effectivement, peut-être là que réside le point de rencontre de cette génération, qui aspire à une intériorité plus authentique, dans ses rapports au corps et aux petites choses qui l’entourent.


* Une exposition de Evelyn Simons avec Carlotta Bailly-Borg, Simon Demeuter, Jot Fau, Naomi Gilon, Tom Hallet, Bert Jacobs, Hélène Meyer, mountaincutters, Elise Peroi, Héloïse Rival, Badi Rezzak et Siemen Van Gaubergen.




 1. «Le désespoir d’être déchiré entre l’engouement et l’indifférence, tel que décrit par le poète belge Maurice Maeterlinck dans Les Serres Chaudes il y a 130 ans semble toujours d’actualité. Le privilège de vivre dans une ville prospère d’Europe occidentale se traduit par l’impression de vivre sous cloche», écrit Evelyn Simons dans le communiqué de l’exposition.


2. «Le jardin, c’est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c’est une sorte de jardin mobile à travers l’espace. Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante (de là nos jardins zoologiques).» Michel Foucault, «Des espaces autres.» Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, in Architecture, Mouvement, Continuité, no 5(1984): 46-49.


3. Voir le dossier du numéro 81 de l’art même, «Bruxelles, années 60/70. Convergences internationales», pp. 3-25