Connivéncia ⟡ Elsa Brès

Texte d'exposition, 07.09-04.12.2023, La Loge Bruxelles

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Les films et installations d’Elsa Brès s’attachent à des forces de résistance dans les paysages socio-naturels contemporains. Au croisement de la recherche, du récit et de l’expérimentation, son travail, souvent collaboratif, s’ancre sur des terrains « en friction » comme ceux de la région rurale et montagnarde des Cévennes dans le sud de la France où l’artiste vit et crée. Connivéncia à La Loge est sa première exposition en Belgique et rassemble des œuvres produites dans le cadre de la réalisation d’un film débuté en 2020. Intitulé Les Sanglières, un néologisme qui féminise le terme de sanglier, le long métrage encore à venir – et les chapitres qui en découlent -, s’appuient sur le mammifère forestier comme un allié de lutte anti-patriarcale et anti-capitaliste. L’exposition est conçue à la manière d’un prologue du récit filmique. Elle étire son contenu en jouant avec les codes du cinéma et le statut des images - du documentaire animalier à la vidéo vernaculaire en passant par le film en costume - grâce à différents systèmes de monstration. L’artiste, formée en architecture et marquée par l’éthologie, s’empare ici de la question des relations entre humain.es et non-humain.es pour examiner la naissance et les persistances de systèmes d’appropriation territoriale et de contrôle. Dans la forêt cévenole, la fiction qu’elle et ses complices proposent, ouvre une
brèche, un espace de spéculation et de langage interspeciste qui décale le regard et intensifie l’imaginaire. 


Image Lola Pertsowsky courtesy La Loge


Le sanglier, au cœur de beaucoup de récits et légendes, incarne l’ambivalence d’une espèce crainte mais recherchée pour sa force. Nombreux sont les héros de l’Antiquité qui comme Hercule dans les 12 Travaux traquent l’animal « sauvage » pour prouver leur bravoure. L’illustration de Lorenz Frølich (1895) pour un poème nordique du XIVe siècle illustre, à l’inverse, l’alliance des dieux avec l’animal. La déesse Freyja qui chevauche le sanglier Hildisvini, l’avatar de son protégé Ottar, se rend auprès de la géante Hyndla, pour la convaincre de livrer à ce dernier le récit de ses ancêtres. Malgré l’engouement mythologique pour le sanglier, une conjugaison de facteurs liés à la modernité, comme sa population démographique en constante augmentation, a favorisé l’association de l’animal au danger. Perçu sous l’angle du gibier, d’un « nuisible », et d’une espèce invasive, il est devenu la cause de dégâts agricoles et urbains par ses incursions sur des territoires balisés. Sur un écran vertical, un flux Instagram créé par l’artiste laisse défiler des images aussi drôles que tragiques de l’animal coincé en dehors de son environnement naturel. Elles évoquent le foisonnement des clichés et quiproquo qui
règnent autour de sa représentation « sauvage » alimentée par les médias. La confusion avec son cousin le porc domestique rappelle aussi que cette construction biologique est autant culturelle que politique.


En écho au contexte historique et international autour du sanglier, une carte digitale visible dans l’entrée par ses mouvements lents et colorés, repositionne Connivéncia sur le territoire plus spécifique des Cévennes, « un pays [montagnard] pas comme les autres »1. Réalisée aux moyens de nouvelles technologies de cartographique (SIG, système informatique géographique) en partenariat avec le géographe Gherardo Chirici, elle détermine des zones d’habitabilité pour l’espèce. L’instrument de calcul élaboré du point de vue de l’animal et selon les variables de l’environnement telles que la distance avec le bâti et aux points d’eau, croise des données qui génèrent des pixels indiquant les espaces propices à son évolution. En croisant géographie, technologie et art, Elsa Brès propose une autre appréhension de la forêt et ses habitant.es. Cette interface expose la recherche d’un langage commun et les possibilités d’une cohabitation. Dans l’exposition et pour les personnages du film que l’on découvre ensuite, la carte est aussi l’outil d’écriture de la fiction des Sanglières. Elle sert aux opérations de pistage telles celles surgissant dans l’espace de la salle suivante, puis dans l’œuvre au 2ème étage.


Sur l’un des murs du temple, des moniteurs de caméra de surveillance infrarouge montrent des images en gros plans fixes en noir et blanc des animaux dont les yeux semblent briller dans l’obscurité. Dans un espace interstitiel entre la forêt et des zones de chantier ou commerçantes, les images rappellent que les sangliers sont souvent actifs au crépuscule ou la nuit, ce qui rend leur rencontre souvent accidentelle lorsqu’ils sont poussés en dehors de leurs zones d’habitat. Un renversement de la captivité se produit lorsque l’une des caméras est soudainement engloutie par l’un d’entre eux. L’animal qui fait fi de l’objet de contrôle, anéantit l’idée de la propriété privée symbolisée par la caméra. La synchronisation avec les images projetées sur le voilage central nous embarque de façon subjective dans une traversée du point de vue de l’animal (formant le terme de « sangliercentrisme ») qui voit mal les couleurs et seulement de près. Le son brut travaillé avec un chercheur en éthologie du CNRS mêle des souffles et feulements qui instaure une proximité déroutante entre le groupe de marcheur.euses, les visiteur.euses et l’animal.


L’installation au deuxième étage forme un diptyque tissant un lien temporel entre les histoires des Révoltes Paysannes, l’appropriation des Communaux et les alliances interspécistes contemporaines s’attaquant à la propriété privée. Dans un futur proche autant qu’indéterminé, un groupe décide de s’allier aux sangliers pour organiser un soulèvement. Les batteries du thème musical composé par Meryll Ampe dotent l’action d’une dimension épique mais toujours sensuelle. La séquence en parallèle se tient au XVIe siècle, dans un passé qui résonne avec les luttes politiques et écologiques actuelles. Dans cette partie tournée en 16 mm, Elsa Brès imagine une coalition entre
deux personnages descendus du nord-est de l’Europe après l’échec de la révolte du Bunschuh (la guerre des Paysans allemands démarrée en 1524) et des paysan.nes qui préparent une rébellion dans les Cévennes. Elles/Iels lisent une version occitane des 12 Articles, un texte dont la version originale, ici librement traduite, aurait été soutenue par Thomas Munzer (1489-1525), un homme politique et prédicateur qui a contribué au soulèvement contre les enclosures et les usages privés de la terre. En clôturant des parcelles et en entravant leur exploitation ouverte, la fin des communaux a été responsables d’une paupérisation et d’une marginalisation de la main d’œuvre, notamment
féminine, tel que le rappelle Silvia Federici dans Caliban et la Sorcière. Dans l’espace triangulaire du premier étage, des affiches réalisées avec l’atelier de design graphique bruxellois La Villa Hermosa présentent 8 des 12 Articles en occitan. Le dessin des caractères de la typographie Akzidentée et son effet tampon inspiré des collections de tracts paysans, conserve l’aspérité de la traduction du texte dont l’artiste suppose les pérégrinations entre les langues et les territoires depuis l’Allemagne jusqu’aux Cévennes.
Entrevues par le prisme du genre, les Sanglières transcendent des clivages générationnels et historiques du capitalisme pour penser autrement les interdépendances d’histoires minoritaires souvent tues ou oubliées. Le titre même de « connivéncia », la traduction de connivence en occitan, interpelle sur l’entente tacite et les signes (dans le paysage par les traces de pas ou brûlures ; sur les corps par le tatouage) de reconnaissance à l’origine du nouvel alphabet liant la communauté des Sanglières. Dans la vallée où vit l’artiste, et en collaboration avec l’ensemble des acteur.ices non professionnelles du film, leur langage, comme guide d’orientation et d’organisation, a peu à peu infusé le réel et teinte le futur d’une insurrection qui vient.


« Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient. Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent, que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. » - Les Guerrillères, Monique Wittig