CÉRÉMONIES & ⟡ Béatrice Balcou

Publié dans l'art même, n°87, avril 2022


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Sur la jaquette de couverture de la nouvelle monographie consacrée à Béatrice Balcou, les personnes familières de son œuvre reconnaîtront sans mal la forme totémique de Bain de Lumière Placebo, réalisé en 2014 d’après une sculpture éponyme d’Ann Veronica Janssens (1998)1. Le choix de cette œuvre n’est pas anodin pour amorcer la chronique des Cérémonies2. Comme le rappelle Christophe Gallois, l’un des auteurs du livre, Cérémonie sans titre #4 (lors de laquelle Béatrice Balcou ins-talle et désinstalle la pièce d’Ann Veronica Janssens) offre une “nuée de potentialités”, l’expérience d’une temporalité littéralement “absorbée” et “incarnée”3. De fait, le montage et le démontage de Bain de Lumière composé d’aquariums en verre remplis d’eau nécessitent-ils un dispositif technique particulier éprouvant le corps des interprètes, l’artiste accompagnée d’une danseuse, et mobilisant la patience des spectateur·ice·s dans le suivi des différents états de l’œuvre.


Cérémonies & n’est pas un catalogue traditionnel. Ni commentaire ni interprétation, l’édition invite à un exercice du regard, un travail de l’attention et une implication accrue de la part du·de la lecteur·rice. Il·elle suit les chorégraphies développées par Béatrice Balcou depuis 2013, entre gestes de travail et marques de soin. Il·elle entre dans leur histoire, zigzagant entre les textes de différentes natures et compose sa propre rencontre avec cet art de la description. Les images, d’abord mentales, n’apparaissent qu’en deuxième partie de l’ouvrage, au sein de sa version anglaise. On pénètre donc dans le livre par le seul texte et le point de vue subjectif de l’artiste qui s’est prêtée au jeu de l’écriture par la rédaction, à la première personne, de courtes notices descriptives de ses performances. Inspirées en partie par les dossiers très techniques qui accompagnent l’acquisition des protocoles d’action, les notes décrivent avec régularité et sobriété la qualité des espaces, la précision de chaque exécution et les détails d’outillage. Les phrases courtes découpent le temps de la performance qui se déroule autrement, comme dans un second souffle, sous les yeux de celles et ceux n’ayant pu assister à ces moments choisis. Derrière le systématisme de la méthode, les textes donnent à lire de subtiles variations, les complexités inhérentes à la lenteur et au soin méticuleux que réclament la matière et la forme de chacune des œuvres. Au fil des Cérémonies, Balcou dévoile ainsi toutes les nuances et la complexité des chorégraphies. Jamais documentées en image, les Cérémonies sont ici nourries de détails qui auraient pu aussi échapper aux plus attentifs. On est amusé d’apprendre a posteriori la présence d’un haïku de Jack Kerouac inscrit au crayon sur le mur des deux premières Cérémonies4. Ce détail, comme d’autres, n’a pourtant rien d’anecdotique. Il donne le ton à cette édition qui nous engage dans l’intimité de la pratique de l’artiste. Des textes signés Septembre Tiberghien, Eva Wittocx, Christohe Gallois, Zoë Gray, Bétrice Gross, Julie Pellegrin, Vanessa Desclaux et Émilie Renard, tou·te·s témoins privilégiés des Cérémonies, accompagnent de leur analyse les notes de l’artiste. De nombreuses correspondances avec des artistes et collectionneur·se·s (Nina Beier, Claire Barclay, l’association Les amis de Pierre Tal Coat, Eva Barto, Susan Collis et d’autres), publiées dans leur langue d’origine, étayent le propos et contribuent à la synthèse des thèmes au cœur du travail. S’intéressant aussi bien au concept du temps qu’à la notion de contemplation et à la valeur de la copie, Zoë Gray introduit formidable-ment la notion d’humour. Elle rapproche les méthodes de Balcou du Slapstick de Jacques Tati, en comparant l’extrême minutie du processus de la plasticienne avec celle qui préside à la comédie. En cheffe d’orchestre de la publication, Émilie Renard conclut, au travers de son Épître à Béatrice, sur l’éthique du care et d’une commune vulnérabilité d’un travail plus politique qu’il n’y paraît.


La dernière notice laisse découvrir avec étonnement un travail inédit de l’artiste. Son de cérémonie #15 (2020) est une performance sonore d’un nouveau type réalisée lors de la pandémie avec une pièce de la série On a Clear Day (1973) d’Agnes Martin. “Chaque son sera comme une caresse ou un murmure — une intimité — et certains sont à peine audibles”, écrit Balcou. L’artiste relate une expérience et une recherche développée par la contrainte de l’isolement social avant sa communication publique et sensible. Outre la précaution et l’attention envers le travail d’autrui dont il relève, ce geste de générosité offre par le biais de l’édition un espace de partage sur les propres rouages de sa pratique.


“Si les mots font systématiquement défaut aux cérémonies de Balcou, leur conceptualisation et leur préparation prennent toutefois corps à travers des conversations.”5 Le livre donne à lire ces échanges. Face au calme et au silence qui règnent souvent dans son univers, une multitude de voix se répondent ici. Cérémonie & est un espace où l’on perçoit la discrète polyphonie des coulisses. Comme dans sa pratique, “Béatrice Balcou [y] redistribue les rôles et suggère une réciprocité”6.




1. L’œuvre fait partie de l’exposition Fata Morgana au Jeu de Paume, à Paris, jusqu’au 22 mai.


2. Les Cérémonies sont des œuvres performatives qui consistent à déballer, installer, puis démonter et remballer l'œuvre d'un·e autre artiste issu·e d'une collection publique ou privée.


3. Christophe Gallois, Béatrice Balcou et Émilie Renard (dir.), Cérémonies &, Gand, MER, 2021. p. 20.


4. Voir les détails dans l’essai de Zoë Gray, Le Traitement silencieux, ou chercher noise à Mister In-Between, op.cit., p. 26.


5. Zoë Gray, op. cit., p. 26.


6. Julie Pellegrin. op. cit., p. 50.