« Tous les abris, tous les refuges, toutes les chambres ont des valeurs d’onirisme consonantes. » 1
Entre l’intime et l’espace public, la maison et l’aire de jeu, « Weather Stork Point »2 de Camille Blatrix faisait l’effet d’un mirage. Les ready-mades, les tableaux en marqueterie
et les sculptures inspirées de son histoire, du lieu et d’icônes de la consommation formaient un décor de souvenirs équivoques tant familier qu’étrange. « C’est ainsi que je travaille mes expositions : comme des synthèses ultra-compacts de sentiments et de pathos évanescents. »3 En dehors de son savoir-faire, Blatrix réaffirmait aussi un rapport méticuleux à l’espace (qu’il aime depuis toujours bloquer et contraindre) et une pratique qui murit sans rien perdre de l’audace des débuts. Depuis la reconnaissance du prix Ricard en 2014, les sculptures entre art, design et artisanat conduisent rapidement le jeune Parisien à participer à d’autres représentations d’envergure (Biennale de Lyon, Lafayette Anticipations, CCA Wattis). Auréolées de mystère, les œuvres dans l’air du temps séduisent par leur variété de medium (bois, aluminium, verre) et de techniques (marqueterie, usinage). Par les comportements culturels stéréotypés, de l’amour aux codes de la culture de masse qu’il questionne, Blatrix cultive une ambiguïté désinvolte. Ses œuvres intriguent par les énigmes de leur finalité. Loin du formalisme aguicheur suggéré par les couleurs et les images des objets, les surfaces lisses sont trompeuses. Les formes souvent détournées de leurs fonctions (aspirateurs, iPhones, etc.) proviennent d’univers corporate et capitalistes reconnaissables. Elles attirent l’attention sur les émotions que l’on projette sur leurs coquilles vides mais universelles. C’est l’objet comme reflet de soi, de nos attaches et de nos comportements qui intéresse Blatrix. Grâce aux dispositifs simples dans lesquels il les insère, les objets dits « émotionnels » (terme qu’il juge désormais moins approprié) transportent une possibilité d’expérience, entre émotion fugace et raison.
Camille Blatrix, Grumpy Cat (Summer), 2020. Vue de l’exposition / Exhibition view « Standby Mice Station », Camille Blatrix, Kunsthalle Basel, 2020. Photo : Philipp Hänger / Kunsthalle Basel
Les premières expositions sont des interfaces activables (les interphones et machine à billets s’animent par des boutons, émettent des sons), où se nichent des séries de personnages semi-fictifs souvent dérivés de comédies romantiques. Du badinage aux clichés de l’amour qui sous-tendent les projets du début de la trentaine (Je veux passer le reste de ma vie avec toi ; La liberté, l’amour, la vitesse), l’artiste, maintenant père de famille, ne conserve du discours amoureux que le goût pour la théâtralité et une certaine fragmentation isolant du réel. Les compositions récentes, moins « bavardes » bien que toujours inquiétantes et marquées par des bribes biographiques et autres alter egos (quoique peut-être moins présents que par le passé) renvoient au monde de l’enfance, un moment de la vie propice à la projection d’univers fantaisistes et insouciants. Blatrix déstabilise non par prétention mais par goût du risque et refus de catégorisation. Des projets comme « Somewhere Safer » à la Kunstverein Braunschweig (2018) jalonnaient déjà ce parcours et la mise en scène d’un désœuvrement non spectaculaire. Loin des sculptures froides de « Heroes » au CCA Wattis (2016), conçues comme des objets techniques sur lesquels on ne pouvait rien, les interventions architecturales telles que celles présentées en Allemagne ou à la galerie Balice Hertling (« Un ticket pour la suite », 2014) exploraient l’idée de l’attente et de l’entre-deux que l’on retrouve à Delme. Au dernier étage de Lafayette Anticipations (2019), l’aspect monolithique de Fortune se métamorphosait au fur et à mesure qu’on se rapprochait du grand îlot domestique. Les nombreux détails et la confection précise transfiguraient la table qui s’animait de couleurs, de nervures et d’images singulières, telles les fines plumes marquetées. Presque comme un ovni dans l’histoire de ses expositions, « Les Barrières de l’antique », à la Verrière Hermès (Bruxelles, 2019), reflétait le « statut glissant des objets de consommation mais aussi de l’art entre usage et projection fantasmée4 ». Un autre pas de côté pour Blatrix qui s’éloignait des objets industriels mis en avant jusqu’alors et déployait à grande échelle sa pratique de la marqueterie. « J’ai toujours utilisé la marqueterie comme un moyen beaucoup plus direct que la sculpture, comme une fenêtre sur des choses beaucoup plus narratives, des images prises du monde extérieur pour les relier à un contexte ou à un décor5. » En collaboration avec son père anciennement peintre, et charpentier naval, il formait un parcours initiatique et insolite à deux voies, un labyrinthe ponctué de symboles et de mythologie (de Dante à la croissance d’un haricot) témoignant d’une recherche sur soi.
Pour le récent duo d’expositions, Blatrix réintroduisait en partie le ready-made, comme pour renverser l’absolu besoin de créer. Entre le vrai et la copie, il continuait d’alimenter l’ambiguïté sur la nature de l’objet tandis que la métaphore de l’enfance permettait l’expression d’une quête de sincérité mêlée à une certaine naïveté. L’idée de « Standby Mice Station » naît un soir d’été auprès de sa fille, dans le climat angoissé de la pandémie. Comment nourrir l’espoir et protéger de la peur dans un monde au bord du gouffre ? La pièce centrale de la Kunsthalle était plongée dans une semi-obscurité où se dressaient ici et là des portraits et le halo d’objets et de jouets disposés au sol. Entre rire et désespoir, le Grumpy Cat et autres animaux archétypaux invitaient à plonger dans la fiction. Bien qu’imaginée dans la continuité de l’exposition suisse, « Work Stork Point » (également titre de l’une des sculptures principales) se distinguait à plusieurs titres. Plus aboutie et optimiste, la cigogne transportait de meilleures nouvelles et une chaleur toute différente, à rebours du sentiment calfeutré de Bâle. La sirène Starbucks de They play We play (Javier/Sabine) (en érable, résine, plexiglas, et LED) croisait des éléments de mobilier de chambre d’enfant et de curieux objets déposés dans une architecture qui renforçait le sentiment d’étrangeté. À l’étage, des signes se dissolvaient dans des maelstroms de couleur. « Pour moi, un logo est juste un aplat de couleur que je peux découper, comme si ce monde de signes prenait la forme de cartes à jouer. L’exposition est tournée vers cette recherche6. » Pris dans ce tourbillon, le visiteur de Delme devenait le pion d’un grand jeu sans incidence. La vicissitude des systèmes de consommation se confondait dans le réconfort apparent des figures ou des barrières protectrices. D’autres objets-sculptures plus techniques comme Waiting for Someone(2021) rappelaient quant à elles des productions antérieures et ponctuaient l’exposition comme des guillemets — ou signes reconnaissables de son vocabulaire.
C’est surtout l’imposante pièce fermée dressée tel un mausolée qui déroutait. Derrière une vitre sans tain et une étrange petite lumière, on découvrait son contenu comme une version micro de l’exposition de Bâle, avec les figures (souris, crocodile) de la chambre d’enfants. « Avec la hutte, avec la lumière qui veille à l’horizon lointain, nous venons d’indiquer, sous sa forme la plus simplifiée, la condensation d’intimité du refuge7. » Mais l’image de la bougie estampillée « veritas » (à lire comme une vanité) ne suggérait-elle pas plutôt un leurre ? Le communiqué de l’exposition évoquait un déjà-vu confirmé par la structure de Marc Camille Chaimowicz8, ici reproduite par Blatrix comme un clin d’œil à sa rencontre avec l’artiste à Delme. Connu pour questionner subtilement les frontières entre l’espace domestique et le décor d’exposition, la présence fantôme de Chaimowicz rappelait l’ambiguïté fertile de cet entre-deux. En vis-à-vis du mouvement cyclique suggéré par les cercles et les roues dessinées par les œuvres (à commencer par le Stork Weather Point lui-même), la proposition récusait l’immobilité suggérée parBachelard. C’était une dynamique de la transformation du passé et du temps cyclique, faisant du doute de notre perception une source féconde pour l’imagination que donnait à vivre le Stork. Blatrix n’exhumait pas seulement le souvenir nostalgique de l’exposition de Chaimowicz. Il (re)générait un système de présentation, de projection et de communication. L’acte de déplacement des signes et d’objets du monde extérieur dans une sphère où l’on peut agir — comme celle de la maison et de l’exposition — se rapprochait aussi de la fonction du langage. L’œuvre difficilement catégorisable interrogeait les manières dont on crée des modes alternatifs de circulation ouvrant vers la nécessité d’autres histoires.
Dans l’épilogue de The Artist’s House, Kirsty Bell, qui traite de l’espace domestique dans la pratique artistique comme chez Chaimowicz, évoque une nouvelle forme « d’intérieur » dépassant le cadre domestique. Aujourd’hui, dans nos environnements peuplés d’iPhones et d’objets high tech infusés d’affect, elle explique que le mélange narratif a changé — il se compose de récits simultanés qui peuvent mettre en scène le même individu dans des espaces digitaux (réseaux sociaux, Skype, chats Internet) et physiques au même instant9. Face à l’étrangeté de l’hyper connectivité dans laquelle chacun d’entre nous se dédouble et se perd émotionnellement, l’espace du Weather semblait contourner ce métabolisme technologique et les versions désincarnées de nos intimités. Conscient de la dépendance aux objets troublant les émotions et nos relations, Blatrix invite ici à un retour sur soi. L’univers de l’enfance que l’artiste continue d’explorer à travers un livre en cours de préparation devient une forme de repli à consonance multiple, qui permet des rêveries à l’écart de toute dépendance et la construction d’un refuge, légèrement cynique et poétique.
1. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 1961.
2. Camille Blatrix, « Weather Stork Point », Synagogue de Delme, 25 septembre – 30 janvier 2022.
3. Traduit de l’anglais par l’auteure, « In conversation with Simon Castets », Camille Blatrix, Cura Magazine, Cura #33, March 2020.
4. Livret de l’exposition.
5. Traduit de l’anglais par l’auteure, « In conversation with Simon Castets », Camille Blatrix, Cura Magazine, Cura #33, March 2020.
6. Les mots de l’artiste, février 2022.
7. Bachelard, op. cit.
8. La pièce faisait partie de « Summer’s Song », 07 Juil - 28 Oct 2007, exposition de l’artiste à la synagogue de Delme.
9. Kirsty Bell, The Artist’s House. From Workplace to Artwork, 2012.