Brésil Passé/Présent ⟡ Anna Bella Geiger

Publié dans l'art même, n°85, septembre 2021


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Au Brésil, l’actuelle remise en question de la constitution protégeant les droits des indigènes (1988) exacerbe encore, si tant est que ce puisse, la crise humanitaire résultant du désastre politique et environnemental du pays. Non sans faire écho à d’autres sombres chapitres de son histoire marquée par le colonialisme et la dictature (1964-1985), les exactions d’un Jair Bolsonaro n’en étouffent pas moins les résistances en cours1. La première rétrospective de l’œuvre d’ANNA BELLA GEIGER au S.M.A.K à Gand2 donne ainsi de la voix et participe à une polyphonie de contestations tant historiques que contemporaines. Tel un signal d’alerte additionnel en direction de la communauté occidentale, l’exposition remémore la présence de luttes passées et encore vives dans un pays toujours en proie, comme de nombreux autres, aux discriminations, à l’appropriationnisme et aux démarcations territoriales arbitraires.


The Place of Action, 1979, Courtesy of the artiste and SMAK Gand


Née en 1933 à Rio de Janeiro, l’artiste-pédagogue Anna Bella Geiger est l’une des pionnières du mouvement conceptuel d’Amérique du Sud et de l’art vidéo au Brésil. Elle a produit depuis les années cinquante une œuvre singulière interrogeant, à travers une variété de médias, la modernité, l’identité et le politique. Parmi les quelque 170 pièces réunies ici de façon inédite, l’on découvre une pratique marquée par une forte diversité d’expérimentations artistiques à la croisée de l’art et du politique. Brasil nativo/Brasil aligiena s’ouvre sur deux grands tirages figurant respectivement un indigène nu et l’artiste vêtue, tous deux tirant à l’arc. Un sentiment d’exotisme se dégage des couleurs chatoyantes. La différence d’apparence des protagonistes et leur allure guerrière ainsi associée imposent une mise à distance d’un autre ordre. L’assimilation entre l’un et l’autre, entre eux et nous, est-elle possible ? Les deux images encadrent un ensemble de cartes postales assemblées par paires selon ce même antagonisme. “With my lack of skills? as a primitive man” écrit ironiquement l’artiste au verso de celles qui la représentent, elle ou ses amis, dans des mises en scène rejouant des moments de vie de femmes indigènes tirées du magazine brésilien Manchete. Dans la série Brasil nativo/Brasil aligiena (1976-77) dont l’exposition tire son titre, le montage des images et leurs tensions interrogent les processus traumatiques de la colonisation, allant de l’invasion portugaise à celle des peuples indigènes d’Amazonie réitérée, dans les années soixante, par un gouvernement dictorial. Le display nous installe ainsi d’emblée au sein d’une réflexion sur des écarts d’histoires et de regards. En se positionnant au niveau de l’Autre dans cette série d’œuvres, Geiger rappelle aussi le point de vue de ses propres origines (elle-même issue de l’immigration par ses parents d’origine polonaise). Comme le souligne Estralla De Diego dans le catalogue, “ne sommes-nous pas tous étrangers dans notre propre corps, un peu différents dans chacun de nos gestes, et en même temps un peu natifs ?. Ce sont ces pièges et ces mythes de l’appartenance que Geiger examine de manière critique dans ses œuvres”3. Outre la compréhension d’un contexte offerte au public grâce à un choix non chronologique4, l’exposition invite le·la visiteur·se à se questionner sur qui il·elle est et sur son rapport à autrui. Au dos de la cimaise introductive, la série Brasil 1500-1995 (1995) représente des cartes du pays sur fond de camouflage accolées à des gravures coloniales. L’histoire fragmentée irrésolue qui s’y joue scrute des héritages dont la Belgique n’est pas exempte.


Les organes de la période “viscérale”5 exposés dans la salle suivante nous ramènent plus directement à l’évolution historique de l’œuvre. Formée en gravure, Geiger fait usage de ses connaissances techniques pour rompre avec le langage moderniste de ses débuts. À mi-chemin entre l’abstraction informelle et les premières manifestations topographiques, elle dissèque ici des fragments de corps comme autant de strates géologiques. Le sang représenté par de l’encre rouge semble couler du papier entaillé. La transition visible dans ces œuvres stylistiquement isolées du reste de son travail traduit la brutalité du contexte politique dans lequel le corps crie son besoin de vie et d’expression malgré la répression.


Les salles adjacentes nous plongent ensuite dans une large présentation de ses recherches cartographiques. Les images lunaires de Lunar/Polaritiesseries lui permettent de dépeindre d’autres mondes à l’écart de la censure. La texture des sols et le rendu cosmique résultant de complexes combinaisons d’impression (photogravure, sérigraphie) contournent l’évidence des représentations géopolitiques du territoire qu’elle aborde ensuite plus frontalement.6 L’exposition réunit les cartes au sein d’une disposition plutôt formelle qui les distingue selon deux catégories, l’une poétique, l’autre plus politique, là où la pratique ne semble pourtant jamais les dissocier. Les océans issus de la projection dite de Mercator se couvrent, dans Cultural Currents (1976), de lettres interrogeant l’hégémonie d’une vision occidentalo-centrée. Certaines encres sur papier de la série Social Space of Art (1977) dénoncent, avec plus de vigueur encore, l’isolement d’un continent et d’un pays ici délimité d’un trait rouge. L’image fantomatique de cette partie du monde inscrite en contrechamp d’une large grille planétaire devient le motif de The Place of Action (1980), que l’artiste décline plusieurs années durant. Les gestes davantage abstraits des Equations (1978) déconstruisent définitivement les frontières pour donner forme à des poèmes visuels et conceptuels sur les relations de pouvoir entre les États. Chez Geiger, l’usage de la cartographie comme objet d’expérimentation plastique souligne avec finesse le paradoxe de cet outil dont l’aspect séduisant du rendu cache une force de contrôle, de délimitation et de pouvoir politique. Plus la pratique s’affirme, plus la carte se désagrège jusqu’à ce qu’elle se couvre de camouflage à la fin des années 1970. Les centres et les périphéries fusionnent au sein d’un même territoire sans frontière et propice à la liberté. La reconstitution de l’installation de la 16e Biennale de São Paulo (1981) présente une réalisation totale de ces principes : la table et la frise couvertes de ces motifs camouflage réinsèrent du volume dans un monde mis à plat par la cartographie.


Dans le couloir qui sépare les deux parties de l’exposition, une série de carnets produits entre 1974 et 1977 introduit le·la visiteur·se au pan pédagogique de la pratique de l’artiste. Supports archivistiques de ses recherches et marqueurs des développements à suivre, ils témoignent aussi de la résistance de Geiger face aux menaces pesant à l’époque sur l’éducation. Par leur format et leur faible coût de production, ils permettent une dissémination rapide des réflexions sur l’identité brésilienne, la société et le pouvoir, subvertissant les voies traditionnelles de communication, à l’image du message glissé à l’oreille du voisin que l’artiste met en scène dans la vidéo Wireless Phone (1976). De formats modestes, les quelques livres de Geiger témoignent d’un tournant dans sa recherche conceptuelle.  Ils introduisent aussi au collage, au cœur des séries de photomontages qui leur font suite. Parmi ceux-ci, l’on découvre des impressions Xerox où Geiger “décore” de son propre corps et avec ironie des intérieurs de collectionneurs (Art and Decoration, 1975) et se positionne aux côtés d’artistes masculins (Diary of the Brazilian Artist, 1975). Elle y affiche une position volontiers critique à l’égard d’une domination masculine et blanche dans le champ de l’art — on reconnaît dans l’un ou l’autre de ses photomontages Barnett Newman mais aussi Marcel Duchamp dont elle fait son époux. Ces séries usent du détournement et créent des entrecroisements polyphoniques entre questions de genre, art et politique. En joignant l’image iconique de Duchamp en Rrose Sélavy photographié par Man Ray à de grands titres de la presse internationale, l’artiste “femme-brésilienne” fusionne les critiques à l’égard du modèle patriarcal capitaliste. En 1978, une décennie avant l’apparition du terme “intersectionnel” et de ses usages contemporains, les quatre femmes d’horizons divers de la série peinte Burocracia (1979) soulignent déjà l’acuité du regard de Geiger sur les stéréotypes de figuration et les problématiques entre genre, race et politique.


Si les éditions propagent les préoccupations de l’artiste à propos de l’éducation, l’installation Circumambulatio (1972) donne à voir, dans l’espace central de la seconde partie de l’exposition, une mise en pratique concrète de ses méthodes. Marquée depuis toujours par le désir d’enseigner, Geiger développe des stratégies progressistes pour stimuler la création en sortant l’enseignement du cadre de l’école. Lors de ses cours en extérieur dans les jardins du MAM à Rio, elle invite ses étudiants à une réflexion sur le labyrinthe en observant les matrices qui les entourent. Circumambulatio, qui se compose d’une frise d’images ancestrales, de motifs d’architecture et de citations, est le résultat de cette recherche. Articulée tel un grand montage warburgien autour du rapport entre corps et environnement, centre et périphérie, rituel et symbolisme, sa présence, au premier abord désuète, interpelle sur l’action collective, la force éphémère et conceptuelle d’un processus créatif.


D’une œuvre à l’autre, Geiger renforce les trames d’interdépendance entre peuple et territoire. Elle encourage l’autonomie et l’action à travers la vitalité de réseaux qu’elle grave, dessine et rend visible. Dans la continuité des réflexions d’Ailton Krenak et des résistances évoquées en introduction, nous sommes alors enclin·e·s à nous demander si les survivances du passé que l’on décèle dans cette exposition ne se révèlent pas aussi comme des images de notre propre futur7.



1. On pense notamment au best-seller de l’activiste indigène Ailton Krenak, Idées pour retarder la fin du monde, publié récemment en français aux Éditions du Dehors, qui questionne le principe d’humanité et expose les capacités indigènes à créer des mondes.


2. Une rétrospective organisée en partenariat avec le Museu de Arte de São Paulo Assis Chateaubriand.


3. “Aren’t we all aliens, foreigners, in our own skin, slightly strange in every gesture, and at once somewhat native, what we consider the pitfalls and the myths of belonging that Geiger critically examines in her works?”, traduit en français pour les besoins du texte. “On the Myth of Belonging: other Ways of Being Feminist”, in cat. exp. Anna Bella Geiger, Native Brazil/ Alien Brazil, Gand, MASP, 2020, p. 62.


4. Contrairement à l’exposition présentée au Brésil qui se déroulait chronologiquement, celle de Gand prend le parti de débuter par la réflexion sur la “brasilitude” (brasilidade) développée chez Geiger dans des œuvres ultérieures pour familiariser les visiteur·se·s aux enjeux politiques de l’œuvre.


5. Une expression du critique d’art brésilien Mario Pedrosa.


6. “Geiger recalls that her ‘aim was to able to freely on talk about political issues that other soil land without the fear of censor-ship. It was my own conquest’”, op. cit., 2020, p. 271.


7. Eduardo Viveiros de Castro, “Le Monde a commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui”, postface dans Idées pour retarder la fin du monde, op. cit., p. 59.