À l'unisson ⟡ Béatrice Balcou
Publié dans l'art même, n°87, avril 2022
Marquée par la riche actualité belge et internationale de BÉATRICE BALCOU (°1976 Tréguier (FR) ; vit et travaille à Bruxelles), cette saison offre plusieurs occasions de lire, scruter et embrasser son œuvre, toujours aussi discrète que pertinente. Entrer dans son travail est un voyage à l’aveugle, entre invitation à suivre son intuition et initiation à la méditation. L’artiste procède elle-même ainsi, par instinct, pour construire ses Cérémonies. Bien que toujours conduites par un ensemble réglé de paramètres dont les dimensions contextuelles et conceptuelles, les déambulations dans les collections physiques ou dans les banques de données forment, avant tout, une histoire de ressenti. Comme la rencontre amoureuse, elle se produit avec une certaine évidence. C’est de cette rencontre plus ou moins fortuite, et surtout intime, entre l’œuvre et l’artiste que dépend toute l’intensité transmise ensuite lors de la performance. Piquée par la curiosité et fascinée par les pratiques artistiques encore capables de résister à la vitesse des réseaux, c’est en 2015 que je pénétrai à l’aveugle dans le travail de Balcou1. Rien ne trahissait d’avance cet anti-spectacle qui tint sa promesse d’un bout à l’autre de son exécution. Dans Cérémonie sans titre #5, Balcou manipulait une sculpture reliquaire de Saint-Jean, tel “un nouveau-né”2. Nous étions un petit nombre assis contre les murs d’une pièce assez étroite et relativement basse de plafond. Je n’avais pas eu le souffle coupé par la contemplation d’une sculpture en bois du XVIe siècle depuis bien longtemps. L’artiste sculptait le silence sous nos yeux éberlués par la simplicité, la lenteur et l’attention qu’elle générait. Nous respirions à l’unisson.
Béatrice Balcou, Porteur #11 (Ozô, Laura Lamiel), 2020, verre, grains d'encens. CCollection Edgard F.Grima, Paris. Production : CIRVA, Marseille. Vue de l’exposition Structures of radical will, à la Fondation CAB, Saint-Paul-de-Vence (curatrice : Béatrice Gross).Photographie © Antoine Lippens, 2021
Depuis, Béatrice Balcou n’a cessé de surprendre par la palette de nuances et de potentialités de ces performances de la description qui étonnent et apaisent tout à la fois. Des Cérémonies filmées (Tôzai,2018) aux plus récentes expérimentations sonores (Son de cérémonies #15, 2020), le récent catalogue qui leur est consacré rend compte de toutes les subtilités de ce travail. Dans le cadre du festival Fata morgana (22 mars-22 mai 2022) organisé au Jeu de Paume à Paris par Béatrice Gross en partenariat avec l’artiste Katinka Bock, Balcou s’est engagée dans une nouvelle relation pour réaliser Cérémonie sans titre #18. Le nouvel élu est un double cadran solaire en marbre d’époque hellénistique, provenant de la collection du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du musée du Louvre. Pour le déplacement et la manipulation de la pièce lourde d’une centaine de kilos, l’artiste fut assistée de deux régisseurs. Étrangement exécutée pour la première fois, à deux reprises, le jour du passage à l’heure d’été, soit le seul de l’année dénombrant vingt-trois heures, la performance invite, plus que toute autre, à réfl échir à la relativité et à notre perception du temps. Mêlé au hasard du calendrier, le geste de Balcou le dilate et l’étire pour rappeler son impermanence.
Outre ses performances et son programme de films, Fata morgana prend la forme d’une exposition où l’on retrouve le placebo de l’œuvre d’Ann Veronica Janssens (Bain de Lumière Placebo) et celui du cadran solaire (Cadran solaire Placebo), positionné devant une grande fenêtre, à la lumière du jour. Deux autres séries récentes dév-loppées lors d’une résidence de Balcou au Cirva (Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques, Marseille) en 2019-20 complètent sa participation. L’une d’elles résulte d’un travail exécuté à partir de verres manufacturés et découpés dans lesquels l’artiste a enfermé des insectes muséophages, collectés sur des œuvres avec l’aide d’un entomologiste. Installés tels des mausolées dans une petite niche, les Containers fonctionnent comme des loupes sur l’invisible et les aléas de la vie d’une œuvre. Les insectes ainsi préservés témoignent d’épisodes mystérieux et souvent cachés du public. Ces reliques de l’imperceptible rappellent par ailleurs toute la dimension organique d’une œuvre. Les pièces de Joseph Beuys, Giuseppe Penone, Diane Arbus et d’autres (les noms sont mentionnés dans le titre de l’œuvre) endommagées par l’insecte n’existent plus qu’à travers la présence de leur ancien locataire considéré comme un “nuisible”. L’insecte inanimé est le rescapé d’une action de préservation de l’œuvre suggérée par son absence. Ce renversement qui redonne une place à ces organismes ancre l’œuvre dans un écosystème élargi et dans l’interac-tion avec une communauté non humaine mais tout aussi savante, si l’on suit l’adage “tu es ce que tu manges”.
L’exposition présente aussi plusieurs pièces de la série des Porteurs, des bâtons en verre composés de deux parties, l’une cannelée, kaléidoscopique, l’autre plus lisse, dont l’extrémité produit l’effet d’une loupe. Ils contiennent non pas de petits résidents mais des résidus d’œuvres d’art prélevés auprès de restaurateur·rice·s ou d’artistes. À nouveau, le titre permet d’identifi er la provenance des matériaux ainsi que des auteur·rice·s dont certain·e·s, anonymes, rejoignent sans distinc-tion des artistes connu·e·s. Les Porteurs activés lors de marches performatives comme des bâtons de relais (et de paroles) deviennent œuvre par la communauté qu’ils génèrent. Comme elle l’avait déjà proposé lors des activations avec le public de pièces comme Transformer (2018), Balcou crée un contexte où chacun·e prend part au corps collectif. Elle sensibilise à une responsabilité partagée, suggérée ici par le geste de transmission qu’induit le bâton, dans la préservation du fragile objet. Des poussières d’œuvres aux petits insectes, la microéchelle de ces fragments de vie et de leurs traces évoque la notion d’échelle dont parlent Isabelle Stengers et Didier Debaise au sujet de l’amincissement du monde3. En évoquant le phénomène de scalabilité intro-duit par Anna Tsing — qui marque la capacité d’un objet à avoir pu changer d’échelle sans considération —, le duo de philosophes en appelle à reconnaître l’impossibilité, pour le vivant, d’accéder à cet alignement d’échelles pour plutôt consentir — sentir avec — à une épaisseur du monde. Ils attirent l’attention sur l’interdépendance irréductible et l’enchevêtrement de systèmes incluant toutes les formes de vivant, peu importe leur échelle. Et c’est peut-être ce qu’il y a de nouveau, de beau, mais aussi de profondément sens, de la domination qui sous-tend la notion d’œuvre d’art, la visibilité accordée à cette communauté de l’invisible marque la présence d’une multitude de vies et de pensées.
Pour son exposition individuelle au Musée d’art de Joliette au Québec (16 juin-16 septembre 2022), Balcou se sert des conditions (financières, temporelles) l’ayant contrainte ces derniers mois à adapter son projet et en fait le sujet même de la proposition. Au lieu d’un transport coûteux, la présentation de petites pièces légères fera voyager les œuvres qu’elles assisteront alors, par l’imagination. Cette économie de moyens la conduit aussi à développer une nouvelle cérémonie sonore à partir d’une pièce de la collection du Musée d’Ixelles. Dans la continuité de Son de cérémonie #15, l’enregistrement fera le portrait de l’œuvre par la captation sonore de son emballage, du déplacement des corps des régisseurs dans l’espace, des outils en action. En retour, l’artiste réalisera une cérémonie similaire à partir d’une œuvre québécoise dont elle ramènera le son en Belgique. Les œuvres sonores de Balcou ont ceci de paradoxal qu’elles renversent toute la dimension tactile au cœur même des Cérémonies. Si l’on songe à l’aléatoire d’une performance publique en regard de l’expérience exclusivement auditive et enregistrée, les deux types de cérémonie semblent s’opposer. Les réflexions d’Andrea Pinotti sur l’empathie dans le passage sur l’ouïe4 donnent à comprendre la nouvelle dimension ouverte par Balcou avec ces œuvres. À suivre l’auteur qui réfléchit plus largement à la musique et à son articulation avec la danse, le son transforme notre sentiment d’espace. “Dans l’espace optique, je fais les choses, je tends vers elles, je suis déterminé à les connaître (moment gnosique) et à les utiliser à des fi ns pratiques. Dans l’espace acoustique, c’est plutôt moi qui suis pris par les choses, je suis plus sensible au ‘comment’ qu’au ‘quoi’ de ce qui m’arrive (moment pathique)”. Du passage du visible à l’ouïe, l’artiste permet un espace supplémentaire d’abandon favorable à l’immersion et au sentiment d’empathie avec l’œuvre. En réponse aux technologies nous ayant poussé·e·s à explorer toutes les connections possibles pour maintenir le lien, Balcou produit un autre type de résistance et de partage sensible.
Marquée comme tou·te·s par l’époque troublée que nous vivons, Balcou prend position au travers de ses gestes. Résolument mais discrètement politiques et écologiques, ils sont aussi féministes. En clôture du cycle INSIDEOUT, une exposition en quatre volets sous commissariat d’Els Vermang à Société (Bruxelles, 26 avril-4 juillet 2022), Balcou présente une quinzaine de nouvelles pièces assistantes qui s’attachent au statut encore fragile des œuvres d’artistes femmes. Dérivées de celle présentée à Bn PROJECTS — Maison Grégoire en 2017 (Cimaise et crochet pour T. Lowe), les pièces sont consacrées à des artistes restées invisibles ou ayant vécu une situation inconfortable pour des raisons géopolitiques, sociales ou autres. L’invisibilité de leurs œuvres se voit renforcée par la seule présence des éléments de bois exposés sur le mur et qui soutiennent habituellement leur travail. La série présentée, ainsi dressée en quantité, fait corps. L’exposition devient la caisse de résonance d’un ensemble de voix minorées. Comme pour les bâtons de relais et les cérémonies sonores, elles s’accordent à l’unisson par leurs formes sobres et les vides qu’elles dessinent. Dans sa contribution à L’Image sans l’homme5, Marielle Macé évoque Francis Ponge pour aborder la voix de la mer et la parole de la nature. Le poète disait le mode d’être de chaque chose, “dans une pluralité de manières qui n’ont de sens qu’à être prises ensemble et composées en foule”. L’art de Balcou partage cette faculté avec le lan-gage poétique, il relie les éléments de différentes natures, sans distinction. Il aiguise notre regard sur des présences et en facilite la coexistence.
Antoinette Jattiot
1. Présentation lors de Performatik, 2015, galerie Don Verboven Exquisite Objects, Bruxelles.
2. Béatrice Balcou, “Cérémonie sans titre #05” in Béatrice Balcou et Émilie Renard (dir.), Cérémonies &, Gand, MER, 2021, p. 23.
3. Didier Debaise, Isabelle Stengers, “Résister à l’amincissement du monde” in Multitudes, 2021/4, n° 85, pp. 129-137. Consulté sur : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2021-4-page-129.htm
4. Andrea Pinotti, L’Empathie, Histoire d’une idée de Platon au Posthumain, Paris, Vrin, 2016.
5. Mariel Macé, “La Plainte de la mer” in L’Image sans l’homme, Les carnets du Bal 09, dir. Thomas Schleisser, Dijon, Les Presses du Réel, 2021.