En conversation ⟡ Maëlle Dufour

Catalogue d'exposition Wordlines, curaté par Sébastien Pluot, HISK, Novembre 2023

Fr / En

Print
 

Antoinette Jattiot : L’architecture est souvent le point de départ de tes réflexions sculpturales autour du vivant et de l’environnement. L’apparence souvent brute, en décomposition ou en cours d’effondrement de certaines de tes œuvres génère une étrangeté déstabilisante face à laquelle il est parfois difficile de trancher entre ce qui périclite ou qui se régénère. Sans tomber dans le pessimisme, comment tes pièces intercèdent-elles entre nous et ton constat sur l’état du monde ?

 

Maëlle Dufour : La notion de ruine– que je ne considère ni comme étant irréparable ou inéluctable–a toujours été au centre de mes préoccupations, et m’a progressivement amenée vers les questions d’archéologie du déchet et de la toxicité. La dimension dystopique m’intéresse moins que l’intervalle entre la fin et le départ et les choix possibles pour construire qui existent dans cet interstice. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quels chemins pourrions-nous nous frayer ? Mon travail m’aide à penser l’impermanence de la matière et un rapport au temps, sans vouloir y apporter de réponses universelles. J’essaie plutôt d’instaurer des relations corporelles entre des objets, souvent de grandes tailles, et le.la spectateur.ice. Dernièrement, j’ai réduit l’échelle de mes pièces–et ce n’est pas si évident pour moi (rires) –pour développer d’autres types d’immersion.

 

Image courtesy Maëlle Dufour


Tu as amorcé ce changement d’échelle grâce à la céramique et la série des récipients de Jusqu’ici tout va bien (2022). La pratique de la terre et des émaux est plutôt récente, mais comme pour les autres matières, c’est le contexte initial du projet qui t’a conduit à en faire l’expérience et à en étirer ses possibilités. Et c’est toujours dans le lieu même de l’exposition que se poursuit la transformation de l’état des œuvres… Ce n’est finalement pas tant la forme finale que la métamorphose qui t’intéresse.

 

J’ai mené mes premières expérimentations avec la transformation des émaux rongés par une solution liquide au centre d’art Delta de Namur lors de mes recherches sur le stockage des déchets nucléaires dans des barils. Cette recherche faisait écho à une série d’études soulignant la toxicité d’un arsenal chimique de guerre oublié sous l’eau à300 mètres de la côte belge devant Knokke-Heist, le« Paardenmarkt ». J’aime me mettre à l’épreuve de nouvelles matières et développer des méthodes inconnues pour penser les relations entre un espace et ses ressources.Mirage (2021) que j’avais imaginé pour Extra City à Anvers est un tournant dans cette approche. Je pense qu’à l’époque, je n’avais pas pleinement conscience de ce que je faisais. J’avais commencé à collaborer avec des architectes et des ingénieurs pour produire des pièces très grandes, voire monumentales (par exemple, Entre Intérêts, 2019). En travaillant avec des déchets de pierre bleue (et l’argile de Boom utilisée pour stocker des déchets radioactifs)découverts dans le sol anversois, je retrouvais soudainement plus de spontanéité.Mirage est finalement une explosion, un effondrement fictif qui déborde de son cadre et qui semble fossilisé dans le temps. Mon geste est à peine perceptible, au même titre que les conséquences des enfouissements nucléaires sont pétries d’incertitude, compte tenu que nous ignorons encore quelle sera leur réaction sur le reste du biotope dans le long terme... En général, les rencontres avec les matières se font aussi par le biais des personnes avec qui je collabore. C’est ainsi que je me suis mise à la technique du verre cette année pour Capsules.

 

L’aspect accidenté de tes céramiques qui évoluent avec des liquides n’est pas sans rappeler le travail d’une artiste de notre génération, Tiphaine Calmettes. Y a-t-il des pratiques contemporaines dont tu te sens proche ?

 

J’ai été très marquée par les pièces de Pierre Huyghe, à Münster et Documenta, et les installations viscérales de Peter Buggenhout. Katinka Bock m’intéresse aussi beaucoup par la façon dont elle sculpte avec le temps, et par l’évolution de ses pièces au cours d’une exposition…

 

C’est intéressant que tu la cites, car son travail fait aussi le lien entre sculpture et photographie que je voulais aborder. Les expositions de Bock s’accompagnent souvent d’une édition auto-publiée (la série desOne of Hundred) imaginée avec des photographies qu’elle prend et collecte lorsqu’elle conçoit ses projets. Les photographies rassemblées dans ces journaux sans texte deviennent un répertoire de formes et de textures toujours très poétiques. Quelle place tient l’image dans ton processus de travail ?

 

Mon affinité pour la photographie est peut-être moins frappante aujourd’hui, mais j’ai toujours aimé –et je continue encoreà – faire des images. L’édition Construire la ruine (2021) alternait des projets sculpturaux avec des photos aléatoires de paysages et d’architectures sans légende, qui pour moi, dessinaient la possibilité d’un nouveau territoire en étirant l’espace de la sculpture vers d’autres horizons. J’amalgame volontiers la photo àd’autres matériaux, par exemple avec des plaques de plomb aux côtés de textes gravés pour les Mondes Inversés. Ces dialogues provoquent des basculements dans nos rencontres avec ces espaces amochés qui résultent soit de l’action humaine ou de la transformation de la nature elle-même.

 

Image courtesy Maëlle Dufour


Il en va de même pour la sculpture, qui est au cœur de l’exposition de ta fin de résidence au HISK (Wordlines) et qui brouille les lignes entre sa présence et ce qui l’entoure. La pièce a vu le jour dans l’Avesnois, un bocage du nord de la France, tandis que le cadre urbain dans lequel tu la déplaces évoque les silos nord-américains.

      

La forme de Capsule n’évoque pas qu’un silo de conservation, c’est aussi celle d’un bioréacteur ou d’un activateur de cellules-souches. J’ai produit cette sculpture lors d’une résidence à la chambre d’eau (Le Favril) dans un ancien moulin entre Valenciennes et Maubeuge. Là-bas, je me suis intéressée aux méthodes agricoles de plusieurs fermiers et semenciers. Je viens d’une famille d’agriculteurs et de contrôleurs des champs qui produisaient à une époque où l’usage des pesticides était signe de progrès et permettait d’augmenter la subsistance alimentaire. Je ne cherche pas à condamner cette génération. Je constate simplement que l’utilisation des produits phytosanitaires reste prédominante chez toute une frange de producteurs encore sous l’emprise des entreprises agro-chimiques. Les recherches biotechnologiques actuelles reproduisent des mécanismes similaires en continuant à modifier les cellules, des manipulations non sans conséquences écologiques. Celles menées autour des bioréacteurs ne sont pas viables d’un point de vue économique et encore trop énergivores pour le moment.

 

Le Corbusier, tout comme Gropius avant lui, considérait la forme du silo comme étant une architecture utile et essentielle. Le choix de cet objet iconique rappelle une autre de tes pièces produites à Liège en 2020 et dont la forme met en tension l’idée de progrès qu’elle évoque à première vue, et l’échec d’une conquête…   

 

Oui, tu fais référence à Outre-Tombe (2020) que j’avais installé autant comme une fusée que comme un missile. Elle partage le même effet miroitant que Capsule, àl a différence que l’on pouvait se glisser sous Outre-Tombe pour y lire un texte inscrit à l’intérieur, alors qu’avec Capsule, je joue délibérément avec la distance entre le.la visiteur.euse et l’œuvre. Au printemps, la pièce dialoguait avec le paysage sans que l’on puisse s’en approcher ; ses reflets étaient renforcés par les miroitements de l’eau qui l’entourait. J’ai gardé une partie de la coque en verre transparent de Capsule. Cette fenêtre trouble la façon dont on se positionne ; entre le fait de voir et de se projeter, entre la possibilitéd e pénétrer ou non dans l’opacité. Le silo s’intègre autant qu’il s’annule et se déforme dans ce tableau de verdure.

 

Cette ouverture créait un passage au-dessus de l’étang sur lequel tu avais implantéla pièce en France.Dans Éloge de la vie sauvage, Henry David Thoreau écrit : « L’espoir et l’avenir pour moi ne sont pas sur des pelouses en des champs cultivés ni dans les villes, mais dans les marais inaccessibles qui s’enfoncent sous nos pieds. […] j’ai souvent trouvé que ce qui m’attirait, c’étaient quelques mètres carrés de marécage imperméable et insondable, tel un évier naturel dans un coin. ». L’artifice de la capsule interpelle sur la nature de ce paysage et son contrôle par l’homme. Qu’est-ce qui t’attirait dans ce milieu et pourquoi avoir choisi de l’installer ainsi ?

 

J’aimais le fait de créer une confusion dans cet espace et son origine, car en effet, on se trouve dans un bocage, un espace boisé, semi-fermé, historiquement lié à un contrôle du paysage à la suite des périodes de défrichements au Moyen-âge. Malgré l’artificialité, ces parcelles demeurent aujourd’hui des refuges pour la préservation des sols puisqu’ils restent inaccessibles aux machines monstres de l’agriculture intensive. C’est comme si le silo s’était perdu en route…

 

Et que se passe-t-il pour le scénario au HISK et l’arrivée de la pièce à Bruxelles ?

 

L’œuvre est installée sur la terrasse à hauteur d’yeux, mais elle reste physiquement inaccessible. Sa présentation s’accompagne d’une série de céramiques produites à partir des graines en verre que j’avais réalisées en collaboration avec l’atelier du MusVerre de Sars-Poteries. Les céramiques sont disséminées entre l’extérieur et l’intérieur du grand plateau du bâtiment de Gosset, comme si la capsule avait essaimé des graines de blé, d’escourgeon, de maïs et de betterave. Leurs couleurs ocre rouge interpellent sur le traitement fongicide de la graine. Certaines céramiques représentent des bases de semences transformées en sièges. J’ai retravaillé les structures métalliques des semences en verre que l’on pourrait porter sur les épaules comme des pulvérisateurs, et qui pourraient faire l’objet de performances dans le futur. 

 

La présentation simultanée des graines et du silo témoigne de préoccupations non seulement écologiques, mais aussi politiques du rapport entre l’humain et l’environnement que tu affirmes depuis Jusqu’ici tout va bien. Tes réflexions sur ce que nous consommons et la propagation d’espèces transformées et potentiellement nuisibles résonnent avec le travail de l’artiste Claire Pentecost qui s’est également penchée sur les biotechnologies, les conditions de production des semences génétiquement modifiées. La graine est selon elle une réserve de la connaissance humaine, et l’un des systèmes « open-source » les plus anciens au monde. DansSoil-Erg, elle revendique son alliance avec le sol comme une unité de survie – également économique.

 

À l’inverse de Pentecost qui démarre de la graine pour penser le sol,ma démarche m’oriente du sol vers la graine qui m’intrigue en tant que capsule.Je vais continuer à approfondir cet aspect de mon travail lors de ma résidence aux ateliers de Kult XL au travers une collaboration collaborant avec la Grainothèque. J’aimerais concevoir des petits réceptacles pour accueillir toutes les graines nomades et urbaines exclues des brevets officiels, afin de les inventorier et de manipuler d’autant plus l’hybridité de leurs transformations. En-dehors des circuits de la Tech, les graines constituent également une monnaie d’échange courante. Les céramiques qui viendraient à les accueillir généreraient une autre circulation et permettraient de les distribuer dans un système de troc plus libre.