Béatrice Balcou poursuit son travail en collaboration avec des restaurateur·rices d’art, débuté il y a quelques années, en répétant leurs gestes et en travaillant autour d’oeuvres ayant subi des détériorations et des restaurations. Elle sonde ainsi sensiblement et scientifiquement leur matérialité, leur intimité, et leur vie au-delà de leur simple représentation. Sa nouvelle exposition montre que le soin des oeuvres est une affaire exploratoire. Les gestes de préservation et de continuation comme ceux de la restauration restent intimement liés à des difficultés matérielles et conceptuelles de reproduction et d’interprétation. Outre le plaisir à entrer dans la maîtrise d’un geste, restaurer, qui peut être aussi détruire, engage à accepter le tâtonnement, les errances et l’irréversibilité du temps. Comme un pacte fragile avec l’inéluctable, Poor Paintingsrapporte davantage une série de tentatives qui donnent à sentir des façons de faire avec ce qui est déjà là, comme un acte politique. L’exposition réinvente notre rapport au temps pour mieux observer les altérations et le changement des choses.
Exposés dans l’entrée en préambule, les insectes sous verre de la série Containers développée lors de sa résidence au Cirva (Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques, Marseille) en 2019–20 résulte d’un travail exécuté à partir de verres manufacturés et découpés. L’artiste y a délicatement enfermé des insectes naturalisés, muséophages, qui avaient grignoté des oeuvres d’art, collectés avec l’aide d’un entomologiste. Chaque pièce agit comme une loupe poétique sur l’invisible, révélant les traces d’une vie souterraine et les aléas de la conservation, où l’oeuvre d’art ne subsiste parfois plus qu’à travers la présence intrusive de celui que l’on qualifie de “nuisible”. En inversant les rôles, l’artiste bouleverse la hiérarchie habituelle: ce n’est plus l’oeuvre que l’on contemple, mais l’insecte lui-même, devenu sujet de regard.
Pour la nouvelle série des Poor Paintings, présentée dans le temple et qui donne également son titre à l’exposition, Balcou s’est familiarisée avec les techniques de Marcelle Cahn (1895–1981), Jef Verheyen (1932-1984), Felix De Boeck (1898–1995) et Barnett Newman (1905–1970). Elle a reproduit les parties de peintures ayant subi des altérations et leurs restaurations (lacunes et soulèvements de peintures, craquelures, taches d’huile de moteur ou de colle, etc.). Ces gestes de réparation sont conçus à partir d’oeuvres abstraites car elles lui permettent d’éviter la figuration. En écartant la représentation, le regard se porte plus intensément sur le contenu, les formes, et les gestes. La toile parfois rugueuse et choisie avec précision – comme le Cotton Duck typique de Newman – selon l’oeuvre étudiée est déposée de son châssis ou déroulée comme sur un plan de travail. En position intermédiaire, voire au repos, elle acquiert une dimension plus sculpturale. Les touches minimales de couleurs ou les subtiles nuances de blanc qui parsèment les surfaces interpellent sur la fragilité d’une peinture presque effacée.

Vue de l'exposition Poor Paintings. Courtoisie de l'artiste et La Loge Bruxelles. Image Lola Pertsowsky
Le titre brut (de “pauvre peinture”) évoque avec une forme d’ironie ou de critique un geste refusant la monumentalité et délibérément anti-spectaculaire, ce dont témoigne aussi l’esthétique des peintures. Les traces qui ne reproduisent donc pas l’entièreté de l’oeuvre originale suggèrent un passage du temps, dessinant de discrets paysages autrement abstraits que ceux des peintures de départ. Les Poor Paintings peuvent ainsi être envisagées comme des documentaires (poétiques) de la restauration des oeuvres-sources. Pour l’apprentissage des techniques d’autres artistes et de restaurateur·rices, Balcou s’est appuyée sur des rapports techniques et scientifiques et les connaissances de restauratrices avec qui elle a collaboré. Au cours de ce travail, Balcou s’est heurtée aux incertitudes de certains processus créatifs ou aux critères de la restauration qui ne peuvent être figés dans le temps. C’est avec obstination et entêtement que l’artiste a donc réitéré les gestes jusqu’à l’aboutissement de ses propres formules. Entre rigueur technique et trompe l’oeil, l’œuvre qu’elle produit témoigne, par son impossibilité à reproduire fidèlement ce qui fut, d’une forme de résilience. En s’installant sur le banc à côté de l’œuvre déposée sur la table, chacun·e est invité·e à éprouver ce que peut vouloir dire être “aux côtés de” pour soutenir et accompagner; un travail d’ailleurs nécessairement collectif, comme en témoigne la série de noms mentionnés dans les légendes des œuvres.
Les œuvres sur papier de la série Recent Paintings visibles dans l’espace triangulaire du rez-de-chaussée font écho aux peintures du temple. Elles ont été réalisées en 2023 à partir de pages de livres d’art monographiques qui ont été altérées par l’eau et le passage du temps. Restaurées par l’artiste en collaboration avec des étudiantes du département de restauration de La Cambre, elles ont jalonné le processus de recherche autour des gestes de la restauration. Si l’image d’origine n’est qu’une reproduction d’œuvre, issue d’un ouvrage imprimé, Balcou en transforme la nature en soulignant la dimension active et créative du processus de restauration. En rendant visibles les strates de matériaux d’origine et les interventions réparatrices, elle élève ces pages abîmées au rang d’oeuvres originales. De la même manière que pour les Poor Paintings, leurs titres et leurs sous-titres informent sur l’histoire matérielle de l’œuvre réalisée et valorisent la chaîne collective essentielle à toute création: artistes, éditeurs, photographes, imprimeurs...

Détail de la série Recent Paintings dans l'exposition Poor Paintings de Béatrice Balcou. Courtoisie de l'artiste et de La Loge Bruxelles. Image Lola Pertsowsky
Au premier étage, un bâton en verre composé de deux parties – l’une cannelée, kaléidoscopique, l’autre plus lisse, dont l’extrémité produit l’effet d’une loupe – contient les résidus d’une oeuvre, prélevés auprès d’une artiste. Son titre permet là aussi d’identifier la provenance des matériaux. Les Porteurs peuvent être activés comme des bâtons de relais, de protestation ou encore de parole. Ces bâtons-témoins circulent de main en main et donnent lieu à des activations variées, le plus souvent spontanées. Présente ponctuellement aux heures d’ouverture de La Loge, Balcou pourra proposer à celles et ceux qui le souhaitent de se prêter au jeu d’une activation. Il s’agira, par exemple, d’une courte déambulation de plusieurs minutes dans l’exposition ou à l’extérieur – un prétexte pour passer un moment ensemble, avec l’art en partage. En contrepoint à l’exigence d’une disponibilité permanente, l’oeuvre se manifeste ici dans l’instant, au détour d’une rencontre non annoncée. Elle s’offre le temps d’un partage de responsabilité – celle de son transport, de sa présence, et du regard qu’on lui accorde.
L’exposition se déploie encore longuement au deuxième étage avec la projection d’une performance filmée d’une durée de 69 heures et 51 minutes. Le film documente, sur trois jours, la fabrication d’une petite partie (0,0365 m2) de Regendag(Jour de Pluie) de Jef Verheyen, sa détérioration puis sa restauration – un cycle qui déploie le temps requis pour la création et la réparation, mais aussi pour les silences imposés par le séchage. La mise à nu des différentes étapes est réalisée sans montage. Après avoir appliqué plusieurs couches de peinture alkyde sur le gesso, l’artiste reproduit les craquelures de l’œuvre de Verheyen à l’aide d’un scalpel. Une sensualité se dégage des frottements lents et délicats entre les brosses et la toile. Le troisième jour, la toile est retirée du chevalet et placée à l’horizontal pour l’acte de restauration. D’autres outils méthodiquement employés (spatules, leister, papier Melinex…) accompagnent la réparation de cette toile allongée, semblable à un corps opéré, pour lequel on éprouverait de l’empathie. La vidéo, tournée sans interruption, démarre le jour du vernissage. Elle s’arrête lorsque le centre d’art est fermé et reprend le lendemain, en boucle, jusqu’à la fin de l’exposition. De jour comme de nuit, la vidéo, traversée d’intensités lumineuses et sonores changeantes, se mue en tableau vivant. L’œuvre évolue dans un environnement plus large, elle vibre avec le quartier et l’animation du centre d’art que l’on perçoit en filigrane autour d’elle. L’artiste s’efface peu à peu, devenant une agente parmi d’autres, au même titre que les matériaux, les sons ou les présences des passant·es. Tout comme pour la première cérémonie filmée de l’artiste (Tozai, 2018), la vidéo exhorte à prendre le temps.
Vue de l'exposition Poor Paintings. Courtoisie de l'artiste et La Loge Bruxelles. Image Lola Pertsowsky
La question n’est donc pas tant celle de la maîtrise ou du contrôle de techniques picturales, mais plutôt celle de formes alternatives de maintenance, esquissant un système de co-présence: prendre soin des choses revient à faire connaissance avec elles en explorant des réseaux de relation. L’attention consacrée aux oeuvres permet de repenser leur valeur et leur relation à l’environnement, soit-il humain ou non-humain. L’exposition propose une expérience sensible de la fragilité – une forme de résistance douce, presque passive, qui nous éloigne des logiques productivistes et de l’injonction permanente à l’innovation. Elle invite à un ralentissement, à une écoute, à une autre manière d’être au monde: attentive, patiente, en relation.
Cette exposition s’inscrit dans le cadre du programme Suite, à l’initiative du Centre national des arts plastiques (Cnap), avec le soutien de l’Académie des beaux-arts. Elle rejoint aussi le soutien de l’ambassade de France en Belgique et de l’Institut français. Dans le cadre d’EXTRA, programme de soutien à la création contemporaine française en Belgique.